Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/201

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qu’il en reconnaisse d’une simple vue tous les rapports et toutes les liaisons qui sont nécessaires pour résoudre ces questions.

Tout le monde sait par sa propre expérience qu’on n’est pas capable de s’appliquer à quelque vérité dans le temps que l’on est agité de quelque passion, ou que l’on sent quelque douleur un peu forte, parce qu’alors il y a dans le cerveau de ces traces profondes qui occupent la capacité de l’esprit. Ainsi ceux de qui nous parlons ayant des traces plus profondes des mêmes objets que les autres, comme nous le supposons, ils ne peuvent pas avoir autant d’étendue d’esprit ni embrasser autant de choses qu’eux. Le premier défaut de ces personnes est donc d’avoir l’esprit petit, et d’autant plus petit, que leur cerveau reçoit des traces plus profondes des objets les moins considérables.

Le second défaut c’est qu’ils sont visionnaires, mais d’une manière délicate et assez difficile à reconnaître. Le commun des hommes ne les estime pas visionnaires ; il n’y a que les esprits justes et éclairés qui s’aperçoivent de leurs visions et de l’égarement de leur imagination.

Pour concevoir l’origine de ce défaut il faut encore se souvenir de ce que nous avons dit dès le commencement de ce second livre, qu’à l’égard de ce qui se passe dans le cerveau, les sens et l’imagination ne diffèrent que du plus et du moins, et que c’est la grandeur et la profondeur des traces qui font que l’âme sent les objets, qu’elle les juge comme présents et capables de la toucher, et enfin assez proches d’elle pour lui faire sentir du plaisir et de la douleur. Car lorsque les traces d’un objet sont petites, l’âme imagine seulement cet objet, elle ne juge pas qu’il soit présent et même elle ne le regarde pas comme fort grand et fort considérable. Mais à mesure que ces traces deviennent plus grandes et plus profondes l’ame juge aussi que l’objet devient plus grand et plus considérable, qu’il s’approche davantage de nous, et enfin qu’il est capable de nous toucher et de nous blesser.

Les visionnaires dont je parle ne sont pas dans cet excès de folie de croire voir devant leurs yeux des objets qui sont absents : les traces de leur cerveau ne sont pas encore assez profondes, ils ne sont fous qu’à demi ; et s’ils l’étaient tout à fait on n’aurait que faire de parler d’eux ici, puisque tout le monde sentant leur égarement on ne pourrait pas s’y laisser tromper. Ils ne sont pas visionnaires des sens, mais seulement visionnaires d’imagination. Les fous sont visionnaires des sens, puisqu’ils ne voient pas les choses comme elles sont, et qu’ils en voient souvent qui ne sont point ; mais ceux dont je parle ici sont visionnaires d’imagination, puisqu’ils s’imagi-