Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/222

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se plaindre lorsque se sentant en vue à bien du monde, le désir de la gloire les soutient et arrête dans leur corps les mouvements qui les portent à la fuite. Ils peuvent vaincre de cette sorte ; mais ce n’est pas là vaincre, ce n’est pas là se délivrer de la servitude ; c’est peut-être changer de maître pour quelque temps, ou plutôt c’est étendre son esclavage ; c’est devenir sage, heureux et libre seulement en apparence, et souffrir en effet une dure et cruelle servitude. On peut résister à l’union naturelle que l’on a avec son corps par l’union que l’on a avec les hommes, parce qu’on peut résister à la nature par les forces de la nature ; on peut résister à Dieu par les forces que Dieu nous donne. Mais on ne peut résister par les forces de son esprit ; on ne peut entièrement vaincre la nature que par la grâce, parce qu’on ne peut, s’il est permis de parler ainsi, vaincre Dieu que par un secours particulier de Dieu.

Ainsi cette division magnifique de toutes les choses qui ne dépendent point de nous, et desquelles nous ne devons point dépendre, est une division qui semble conforme à la raison, mais qui n’est point conforme à l’état déréglé auquel le péché nous a réduits. Nous sommes unis à toutes les créatures par l’ordre de Dieu, et nous en dépendons absolument par le désordre du péché. De sorte que ne pouvant être heureux lorsque nous sommes dans la douleur et dans l’inquiétude, nous ne devons point espérer d’être heureux en cette vie, en nous imaginant que nous ne dépendons point de toutes les choses desquelles nous sommes naturellement esclaves. Nous ne pouvons être heureux que par une foi vive et par une forte espérance qui nous fasse jouir par avance des biens futurs ; et nous ne pouvons vivre selon les règles de la vertu, et vaincre la nature si nous ne sommes soutenus par la grâce que Jésus-Christ nous a méritée.


CHAPITRE V.
Du livre de Montaigne.


Les Essais de Montaigne nous peuvent aussi servir de preuve de la force que les imaginations ont les unes sur les autres, car cet auteur a un certain air libre, il donne un tour si naturel et si vif a ses pensées, qu’il est malaisé de le lire sans se laisser préoccuper. La négligence qu’il atfecte lui sied assez bien et le rend aimable à la plupart du monde sans le faire mépriser ; et sa fierté est une certaine fierté d’honnête homme, si cela se peut dire ainsi, qui le fait respecter sans le faire haïr. L’air du monde et l’air cavalier