Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/221

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de l’Alcoran pour combattre la religion des Turcs, et l’on peut se servir des Prophéties de Nostradamus pour convaincre quelques esprits bizarres et visionnaires. Mais ce qu’il y a de bon dans l’Alcoran ne fait pas que l’Alcoran soit un bon livre, et quelques véritables explications des Centuries de Nostradamus ne feront jamais passer Nostradamus pour un prophète ; et l’on ne peut pas dire que ceux qui se servent de ces auteurs les approuvent, ou qu’ils aient pour eux une estime véritable.

On ne doit pas prétendre combattre ce que j’ai avancé de Sénèque en rapportant un grand nombre de passages de cet auteur qui ne contiennent que des vérités solides et conformes à l’Évangile ; je tombe d’accord qu’il y en a, mais il y en a aussi dans l’Alcoran et dans les autres méchants livres. On aurait tort de même de m’accabler de l’autorité d’une infinité de gens qui se sont servis de Sénèque ; parce qu’on peut quelquefois se servir d’un livre que l’on croit impertinent, pourvu que ceux à qui l’on parle n’en portent pas le même jugement que nous.

Pour ruiner toute la sagesse des stoïques, il ne faut savoir qu’une seule chose qui est assez prouvée par l’expérience et par ce que l’on a déjà dit : c’est que nous tenons à notre corps, à nos parents, à nos amis, à notre prince, à notre patrie, par des liens que nous ne pouvons rompre, et que même nous aurions honte de tâcher de rompre. Notre âme est unie à notre corps, et par notre corps à toutes les choses visibles par une main si puissante qu’il est impossible par nous-mêmes de nous en détacher. Il est impossible qu’on pique notre corps sans que l’on nous pique et que l’on nous blesse nous-mêmes, parce que dans l’état où nous sommes cette correspondance de nous avec le corps qui est à nous est absolument nécessaire. De même, il est impossible qu’on nous dise des injures et qu’on nous méprise sans que nous en sentions du chagrin ; parce que Dieu nous ayant faits pour être en société avec les autres hommes, il nous a donné une inclination pour tout ce qui est capable de nous lier avec eux, laquelle nous ne pouvons vaincre par nous-mêmes. Il est chimérique de dire que la douleur ne nous blesse pas, et que les paroles de mépris ne sont pas capables de nous offenser, parce qu’on est au-dessus de tout cela. On n’est jamais au-dessus de la nature, si ce n’est par la grâce : et jamais stoïque ne méprisa la gloire et l’estime des hommes par les seules forces de son esprit.

Les hommes peuvent bien vaincre leurs passions par des passions contraires, ils peuvent vaincre la peur ou la douleur par vanité ; je veux dire seulement qu’ils peuvent ne pas fuir on ne pas