Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/225

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était aussi pédant que plusieurs autres selon celle notion du mot de pédant, qui semble la plus conforme à la raison et à l'usage ; car je ne parle pas ici de pédant à longue robe, la robe ne peut pas faire le pédant. Montaigne, qui a tant d’aversion pour la pédanterie, pouvait bien ne porter jamais robe longue, mais il ne pouvait pas de même se défaire de ses propres défauts. Il a bien travaillé à se faire l’air cavalier, mais il n’a pas travaillé à se faire l’esprit juste, ou pour le moins il n’y a pas réussi. Ainsi il s’est plutôt fait un pédant à la cavalière et d’une espèce toute singulière, qu’il ne s’est rendu raisonnable, judicieux et honnête homme.

Le livre de Montaigne contient des preuves si évidentes de la vanité et de la fierté de son auteur, qu’il paraît peut-être assez inutile de s’arrêter à les faire remarquer ; car il faut être bien plein de soi-même pour s’imaginer comme lui, que le monde veuille bien lire un assez gros livre pour avoir quelque connaissance de nos humeurs. Il fallait nécessairement qu’il se séparât du commun et qu'il se regardât comme un homme tout à fait extraordinaire.

Toutes les créatures ont une obligation essentielle de tourner les esprits de ceux qui les veulent adorer vers celui-là seul qui mérite d’être adoré ; et la religion nous apprend que nous ne devons jamais souffrir que l’esprit et le cœur de l’homme qui n’est fait que pour Dieu s’occupe de nous et s’arrête à nous admirer et à nous aimer. Lorsque saint Jean se prosterna devant l’ange du Seigneur[1], cet ange lui défendit de l’adorer : Je suis serviteur, lui dit-il, comme vous et comme vos frères ; adorez Dieu[2]. Il n’y a que les démons et ceux qui participent à l’orgueil des démons qui se plaisent d’être adorés ; et c’est vouloir être adoré non pas d’une adoration extérieure et apparente, mais d’une adoration intérieure et véritable que de vouloir que les autres hommes s’occupent de nous : c’est vouloir être adoré comme Dieu veut être adoré, c’est-à-dire en esprit et en vérité.

Montaigne n’a fait son livre que pour se peindre et pour représenter ses humeurs et ses inclinations. Il l’avoue lui-même dans l'avertissement au lecteur, inséré dans toutes les éditions : C'est moi que je peins, dit-il, je suis moi-même la matière de mon livre. Et cela parait assez en le lisant ; car il y a très-peu de chapitres dans lesquels il ne fasse quelque digression pour parler de lui et il y a même des chapitres entiers dans lesquels il ne parle que de lui. Mais s’il a composé son livre pour s’y peindre, il l’a fait imprimer afin qu’on le lût. Il a donc voulu que les hommes le regar-

  1. Apoc. 19, 10.
  2. Conservus tuus sum, etc. ; Deum adora.