Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/229

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pas possible qu’il ne fût de cette secte : il était nécessaire de son temps, pour passer pour habile et pour galant homme, de douter de tout ; et la qualité d’esprit fort dont il se piquait, l’engageait encore dans ses opinions. Ainsi, en le supposant académicien, on pourrait tout d’un coup le convaincre d’être le plus ignorant de tous les hommes, non seulement dans ce qui regarde la nature de l’esprit, mais même en toute autre chose. Car puisqu’il y a une différence essentielle entre savoir et douter ; si les académiciens disent ce qu’ils pensent, lorsqu’ils assurent qu’ils ne savent rien, on peut dire que ce sont les plus ignorants de tous les hommes.

Mais ce ne sont pas seulement les plus ignorants de tous les hommes, ce sont aussi les défenseurs des opinions les moins raisonnables. Car non seulement ils rejettent tout ce qui est de plus certain et de plus universellement reçu, pour se faire passer pour esprits forts ; mais par le même tour dîmagination, ils se plaisent à parler d’une manière décisive des choses les plus incertaines et les moins probables. Montaigne est visiblement frappé de cette maladie d’esprit ; et il faut nécessairement dire que non-seulement il ignorait la nature de l’esprit humain, mais même qu’il était dans des erreurs fort grossières sur ce sujet : supposé qu’il nous ait dit ce qu’il en pensait, comme il l’a dû faire.

Car que peut-on dire d’un homme qui confond l’esprit avec la matière ; qui rapporte les opinions les plus extravagantes de philosophes sur la nature de l’âme sans les mépriser, et même d’un air qui fait assez connaître qu’il approuve davantage les plus opposées à la raison ; qui ne voit pas la nécessité de l’immorlalité de nos âmes ; qui pense que la raison humaine ne la peut reconnaître, et qui regarde les preuves que l’on en donne comme des songes que le désir fait naître en nous : Somnia non docentis sed optantís ; qui trouve à redire que les hommes se séparent de la presse des autres créatures, et se distinguent des bêtes, qu’il appelle nos confrères et nos compagnons[1], qu’il croit parler, s’entendre, et se moquer de nous, de même que nous parlons, que nous nous entendons, et que nous nous moquons d’elles ; qui met plus de différence d’un homme à un autre homme, que d’un homme à une bête ; qui donne jusqu’aux araignées délibération, pensement et conclusion ; et qui après avoir soutenu que la disposition du corps de l’homme n’a aucun avantage sur celle des bêtes, accepte volontiers ce sentiment : que ce n’est point par la raison, par le discours et par l’âme que nous excellons sur les bêtes, mais par notre beauté, notre beau teint, et notre belle disposition de membres, pour laquelle il

  1. Liv.2, ch 12.