Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/230

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nous faut mettre notre intelligence, notre prudence et tout le reste à l’abandon, etc. ? Peut-on dire qu’un homme qui se sert des opinions les plus bizarres pour conclure que ce n’est point par vrai discours mais par une fierté et opiniatreté, que nous nous préférons aux autres animaux, eût une connaissance fort exacte de l’esprit humain, et croit-on en persuader les autres ?

Mais il faut faire justice à tout le monde, et dire de bonne foi quel était le caractère de l’esprit de Montaigne. Il avait peu de mémoire, encore moins de jugement, il est vrai ; mais ces deux qualités ne font point ensemble ce que l’on appelle ordinairement dans le monde beauté d’esprit. C’est la beauté, la vivacité et l’étendue de l’imagination, qui font passer pour bel esprit. Le commun des hommes estime le brillant, et non pas le solide ; parce que l’on aime davantage ce qui touche les sens, que ce qui instruit la raison. Ainsi en prenant beauté d’imagination pour beauté d’esprit, on peut dire que Montaigne avait l’esprit beau et même extraordinaire. Ses idées sont fausses, mais belles ; ses expressions irrégulières ou hardies, mais agréables ; ses discours mal raisonnés, mais bien imaginés. On voit dans tout son livre un caractère d’original qui plaît infiniment : tout copiste qu’il est, il ne sent point son copiste ; et son imagination forte et hardie donne toujours le tour d’original aux choses qu’il copie. Il a enfin ce qu’il est nécessaire d’avoir pour plaire et pour imposer ; et je pense avoir montré suffisamment que ce n’est point en convainquant la raison qu’il se fait admirer de tant de gens, mais en leur tournant l’esprit à son avantage par la vivacité toujours victorieuse de son imagination dominante.


CHAPITRE DERNIER.
I. Des sorciers par imagination, et des loups-garous. — II. Conclusion des deux premiers livres.


I. Le plus étrange effet de la force de l’imagination est la crainte déréglée de l’apparition des esprits, des sortilèges ; des caractères, des charmes, des lycanthropes ou loups-garous, et généralement de tout ce qu’on s’imagine dépendre de la puissance du démon.

Il n’y a rien de plus terrible ni qui effraie davantage l’esprit, ou qui produise dans le cerveau des vestiges plus profonds, que l’idée d’une puissance invisible qui ne pense qu’à nous nuire, et à laquelle on ne peut résister. Tous les discours qui réveillent cette idée sont toujours écoutés avec crainte et curiosité. Les hommes, s’attachant a tout ce qui est extraordinaire, se font un plaisir bizarre de ra-