Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/234

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veillé, ne peut distinguer ses songes des pensées qu’il a eues pendant le jour.

C’est une chose assez ordinaire à certaines personnes d’avoir la nuit des songes assez vifs pour s’en ressouvenir exactement lorsqu’ils sont réveillés, quoique le sujet de leur songe ne soit pas de soi fort terrible. Ainsi il n’est pas difficile que des gens se persuadent d’avoir été au sabbat ; car il suffit, pour cela, que leur cerveau conserve les traces qui s’y font pendant le sommeil.

La principale raison qui nous empêche de prendre nos songes pour des réalités, est que nous ne pouvons lier nos songes avec les choses que nous avons faites pendant la veille ; car nous reconnaissons par là que ce ne sont que des songes. Or, les sorciers par imagination ne peuvent reconnaître par là si leur sabbat est un songe ; car on ne va au sabbat que la nuit, et ce qui se passe dans le sabbat ne se peut lier avec les autres actions de la journée. Ainsi il est moralement impossible de les détromper par ce moyen-là. Et il n’est point encore nécessaire que les choses que ces sorciers prétendus croient avoir vues au sabbat gardent entre elles un ordre naturel ; car elles paraissent d’autant plus réelles qu’il y a plus d’extravagance et de confusion dans leur suite. Il suffit donc, pour les tromper, que les idées des choses du sabbat soient vives et effrayantes ; ce qui ne peut manquer, si on considère qu’elles représentent des choses nouvelles et extraordinaires.

Mais afin qu’un homme s’imagine qu’il est coq, chèvre, loup, bœuf, il faut un si grand dérèglement d’imagination, que cela ne peut être ordinaire ; quoique ces renversements d’esprit arrivent quelquefois, ou par une punition divine, comme l’Écriture le rapporte de Nabuchodonosor, ou par un transport naturel de mélancolie au cerveau, comme on en trouve des exemples dans les auteurs de médecine.

Encore que je sois persuadé que les véritables sorciers soient très-rares, que le sabbat ne soit qu’un songe, et que les parlements qui renvoient les accusations des sorcelleries soient les plus équitables, cependant je ne doute point qu’il ne puisse y avoir des sorciers, des charmes, des sortilèges, etc., et que le démon n’exerce quelquefois sa malice sur les hommes par une permission particulière d’une puissance supérieure. Mais l’Écriture sainte nous apprend que le royaume de Satan est détruit ; que l’ange du ciel a enchaîné le démon et l’a enfermé dans les abîmes, d’où il ne sortira qu’à la fin du monde ; que Jésus-Christ a dépouillé ce fort armé, et que le temps est venu auquel le prince du monde est chassé hors du monde.