Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/251

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de sa raison, il ne faut pas espérer de devenir grand philosophe ; dei gao pisteuein ton manthanonta.

Mais la raison pour laquelle Aristote et un très-grand nombre d’autres philosophes ont prétendu savoir ce qui ne se peut jamais savoir, c’est qu’ils n’ont pas bien connu la différence qu’il y a entre savoir et savoir, entre avoir une connaissance certaine et évidente et n’en avoir qu’une vraisemblable ; et la raison pourquoi ils n’ont pas bien fait ce discernement, c’est que les sujets auxquels ils se sont appliqués ayant toujours en plus d’étendue que leur esprit, ils n’en ont ordinairement vu que quelques parties sans pouvoir les embrasser toutes ensemble, ce qui suffit bien pour découvrir plusieurs vraisemblances, mais non pas pour découvrir la vérité avec évidence. Outre que ne cherchant la science que par vanité, et les vraisemblances étant plus propres pour gagner l’estime des hommes que la vérité même, à cause qu’elles sont plus proportionnées à la portée ordinaire des esprits, ils ont négligé de chercher les moyens nécessaires pour augmenter la capacité de l’esprit et lui donner plus d’étendue qu’il n’en a, de sorte qu’ils n’ont pu pénétrer le fond des vérités un peu cachées.

III-IV. Les seuls géomètres ont bien reconnu le peu d’étendue de l’esprit ; du moins se sont-ils conduits dans leurs études d’une manière qui marque qu’ils la connaissent parfaitement, surtout ceux qui se sont servis de l’algèbre et de l’analyse que Viète et Descartes ont renouvelée et perfectionnée en ce siècle. Cela parait en ce que ces personnes ne se sont point avisées de résoudre des difficultés fort composées qu’après avoir connu très-clairement les plus simples dont elles dépendent : ils ne se sont appliqués à la considération des lignes courbes comme des sections coniques qu’après qu’ils ont bien possédé la géométrie ordinaire. Mais ce qui est de particulier aux analystes, c’est que, voyant que leur esprit ne pouvait pas être en même temps appliqué à plusieurs figures, et qu’il ne pouvait pas même imaginer des solides qui eussent plus de trois dimensions, quoiqu’il soit souvent nécessaire d’en concevoir qui en aient davantage, ils se sont servis des lettres ordinaires qui nous sont fort familières afin d’exprimer et d’abréger leurs idées. Ainsi l’esprit n’étant point embarrassé ni occupé dans la représentation qu’il serait obligé de se faire de plusieurs figures et d’un nombre infini de lignes, il peut apercevoir tout d’une vue ce qu’il ne lui serait pas possible de voir autrement, parce que l’esprit peut pénétrer bien plus avant et s’étendre à beaucoup plus de choses lorsque sa capacité est bien ménagée.

De sorte que toute l’adresse qu’il y a pour le rendre plus péné-