Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/252

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trant et plus étendu consiste, comme nous l’expliquerons ailleurs[1], à bien ménager ses forces et sa capacité, ne l’employant pas mal à propos à des choses qui ne lui sont point nécessaires pour découvrir la vérité qu’il cherche, et c’est ce qu’il faut bien remarquer. Car cela seul fait bien voir que les logiques ordinaires sont plus propres pour diminuer la capacité de l’esprit que pour l’augmenter ; parce qu’il est visible que si on veut se servir, dans la recherche de quelque vérité, des règles qu’elles nous donnent, la capacité de l’esprit en sera partagée, de sorte qu’il en aura moins pour être attentif et pour comprendre toute l’étendue du sujet qu’il examine.

Il parait donc assez, par ce que l’on vient de dire, que la plupart des hommes n’ont guère fait de réflexion sur la nature de l’esprit quand ils ont voulu l’employer à la recherche de la vérité ; qu’ils n’ont jamais été bien convaincus de son peu d’étendue et de la nécessité qu’il y a de la bien ménager et même de l’augmenter, et que cela est une des causes les plus considérables de leurs erreurs et de ce qu’ils ont si mal réussi dans leurs études.

Ce n’est pas pourtant qu’on prétende qu’il y ait eu quelques personnes qui n’aient pas su que leur esprit fût borné et qu’il eût peu de capacité et d’étendue. Tout le monde l’a su sans doute et tout le monde l’avoue, mais la plupart ne le savent que confusément et ne le confessent que de bouche. La conduite qu’ils tiennent dans leurs études dément leur propre confession, puisqu’ils agissent comme s’ils croyaient véritablement que leur esprit n’eût point de bornes, et qu’ils veulent pénétrer des choses qui dépendent d’un très-grand nombre de causes dont il n’y en a d’ordinaire pas une qui leur soit connue.

V. Il y a encore un autre défaut assez ordinaire aux personnes d’étude : c’est qu’ils s’appliquent à trop de sciences à la fois, et que, s’ils étudient six heures le jour, ils étudient quelquefois six choses différentes. Il est visible que ce défaut procède de la même cause que les autres dont on vient de parler ; car il y a grande apparence que si ceux qui étudient de cette manière connaissaient évidemment qu’elle n’est pas proportionnée avec la capacité de leur esprit et qu’elle est plus propre pour le remplir de confusion et d’erreur que d’une véritable science, ils ne se laisseraient pas emporter aux mouvements déréglés de leur passion et de leur vanité : car en effet ce n’est pas le moyen de la satisfaire, puisque C’est justement le moyen de ne rien savoir.

  1. Liv. 6, dans la première partie de la Méthode.