Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/292

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Cependant on la conçoit fort facilement toute seule. Donc elle n’est point la manière d’aucun être, et par conséquent elle est elle-même un être. Ainsi elle fait l’essence de la matière, puisque la matière n’est qu’un être et non pas un composé de plusieurs êtres, comme nous venons de dire.

Mais plusieurs philosophes sont si fort accoutumés aux idées générales et aux entités de logique, que leur esprit en est plus occupé que de celles qui sont particulières, distinctes et de physique. Cela paraît assez de ce que les raisonnements qu’ils font sur les choses naturelles ne sont appuyés que sur des notions de logique, d’acte et de puissance, et d’un nombre infini d’entités imaginaires qu’ils ne discernent point de celles qui sont réelles. Ces personnes donc, trouvant une merveilleuse facilité de voir en leur manière ce qu’il leur plaît de voir, s’imaginent qu’ils ont meilleure vue que les autres, et qu’ils voient distinctement que l’étendue suppose quelque chose, et qu’elle n’est qu’une propriété de la matière, de laquelle même elle peut être dépouillée.

Toutefois, si on leur demande qu’ils expliquent cette chose, qu’ils prétendent apercevoir dans la matière par delà l’étendue ; ils le font en plusieurs façons qui font toutes voir qu’ils n’en ont point d’autre idée que celle de l’être ou de la substance en général. Cela parait clairement lorsqu’on prend garde que cette idée ne renferme point d’attributs particuliers qui conviennent à la matière. Car si on ôte l’étendue de la matière, on ôte tous les attributs et toutes les propriétés que l’on conçoit distinctement lui appartenir, quand même on laisserait cette chose qu’ils s’imaginent en être l’essence ; il est visible qu’on n’en pourrait pas faire un ciel, une terre, ni rien de ce que nous voyons. Et tout au contraire, si on ôte ce qu’ils imaginent être l’essence de la matière, pourvu qu’on laisse l’étendue, on laisse tous les attributs et toutes les propriétés que l’on conçoit distinctement renfermés dans l’idée de la matière ; car il est certain qu’on peut former avec de l’étendre toute seule un ciel, une terre, et tout le monde que nous voyons, et encore une infinité d’autres. Ainsi, ce quelque chose qu’ils supposent au delà de l’étendue, n’ayant point d’attributs que l’on conçoive distinctement lui appartenir, et qui soient clairement renfermés dans l’idée qu’on en a, n’est rien de réel si l’on en croit la raison, et même ne peut de rien servir pour expliquer les effets naturels. Et ce qu’on dit que c’est le sujet et le principe de l’étendue se dit gratis, et sans que l’on conçoive distinctement ce qu’on dit, c’est-à-dire sans qu’on en ait d’autre idée qu’une générale et de logique comme de sujet et de principe. De sorte que l’on pourrait encore imaginer un