Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/301

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corps et figurée comme le corps. Ils ont attribué à l’esprit ce qui ne peut convenir qu’au corps.

De plus, les hommes sentant du plaisir, de la douleur, des odeurs, des saveurs, etc., et leur corps leur étant plus présent que leur âme même ; c’est-à-dire s’imaginant facilement leur corps, et ne pouvant imaginer leur âme, ils lui ont attribué les qualités de sentir, d’imaginer, et quelquefois même celle de concevoir, qui ne peuvent appartenir qu’à l’âme. Mais les exemples suivants seront plus sensibles.

Il est certain que tous les corps naturels, ceux-là même que l’on appelle de même espèce, diffèrent les uns des autres ; que de l’or nest pas tout à fait semblable à de l’or, et qu’une goutte d’eau est différent d’une autre goutte d’eau. Il en est de tous les corps de même espèce comme des visages. Tous les visages ont deux yeux, un nez, une bouche, etc. ; ce sont tous des visages et des visages d’hommes, et cependant on peut dire qu’il n’y en eut jamais deux tout à fait semblables. De même un morceau d’or a des parties fort semblables à un autre morceau d’or, et une goutte d’eau a assurément beaucoup de ressemblance avec une autre goutte d’eau ; néanmoins on peut assurer que l’on n’en peut pas donner deux gouttes, fussent-elles prises de la même rivière, qui se ressemblent entièrement. Toutefois les philosophes supposent sans réflexion des ressemblances essentielles entre les corps de même espèce, ou des ressemblances qui consistent dans l’indivisible ; car les essences des choses consistent dans un indivisible selon leur fausse opinion.

La raison pour laquelle ils tombent dans une erreur si grossière, c’est qu’ils ne veulent pas considérer avec quelque soin les choses, sur lesquelles cependant ils composent de gros volumes. Car de même qu’on ne met pas une parfaite ressemblance entre les visages, parce que l’on a soin de les regarder de près, et que l’habitude qu’on a prise de les distinguer fait que l’on en remarque les plus petites différences ; ainsi, si les philosophes considéraient la nature avec quelque attention, ils reconnaîtraient assez de causes de diversités dans les choses mêmes qui nous causent les mêmes sensations et que nous appelons pour cela de même espèce, et ils n’y supposeraient pas si facilement des ressemblances essentielles. Des aveugles auraient tort s’ils supposaient une ressemblance essentielle entre les visages qui consistât dans l’indivisible, à cause qu’ils n’en aperçoivent pas sensiblement les différences. Les philosophes ne doivent donc pas supposer de telles ressemblances dans les corps de même espèce, à cause qu’ils n’y remarquent point de différences.