Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/302

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L’inclination que nous avons à supposer de la ressemblance dans les choses nous porte encore à croire qu’il y a un nombre déterminé de différences et de formes, et que ces formes ne sont point capables de plus et de moins. Nous pensons que tous les corps différent les uns les autres comme par degrés, que ces degrés même gardent de certaines proportions entre eux. En un mot, nous jugeons des choses matérielles comme des nombres.

Il est clair que cela vient de ce que l’esprit se perd dans les rapports des choses incommensurables, comme sont les différences infinies qui se trouvent dans les corps naturels ; et qu’il se soulage quand il imagine quelque ressemblance ou quelque proportion entre elles, parce qu’alors il se représente plusieurs choses avec une très-grande facilité. Car comme j’ai déjà dit, il ne faut qu’une idée pour juger que plusieurs choses se ressemblent, et il en faut plusieurs pour juger qu’elles diffèrent entre elles. Par exemple, si l’on sait le nombre des anges, et que pour chaque ange il y ait dix archanges, et que pour chaque archange il y ait dix trônes, et ainsi de suite en gardant la même proportion d’un à dix jusqu’au dernier ordre des intelligences, l’esprit peut savoir quand il voudra le nombre de tous ces esprits bienheureux et même en juger à peu près tout d’une vue en y faisant une forte attention, ce qui lui plait infiniment. Et c’est ce qui peut avoir porté quelques personnes à juger ainsi du nombre des esprits célestes, comme il est arrivé à quelques philosophes, qui ont mis une proportion décuple de pesanteur et de légèreté entre les éléments, supposant le feu dix fois plus léger que l’air, et ainsi des autres.

Quand l’esprit se trouve obligé d’admettre des différences entre les corps par les différentes sensations qu’il en a, et encore par quelques autres raisons particulières, il n’en met toujours que le moins qu’il peut. C’est par cette raison qu’il se persuade facilement que les essences des choses consistent dans l’indivisible, et qu’elles sont semblables aux nombres, comme nous venons de dire, parce qu’alors il ne lui faut qu’une idée pour se représenter tous les corps qu’ils appellent de même espèce. Si on met, par exemple, un verre d’eau dans un muid de vin, les philosophes veulent que l’essence du vin demeure toujours la même, et que l’eau soit convertie en vin ; que de même qu’entre trois et quatre il ne peut y avoir de nombre, puisque la véritable unité est indivisible, qu’ainsi il est nécessaire que l’eau soit convertie en la nature et en l’essence du vin, ou que le vin perde sa nature ; que de même que tous les nombres de quatre sont tout à fait semblables, qu’ainsi l’essence de l’eau est tout à fait semblable dans toutes les eaux ; que comme le nom-