Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/324

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notre entendement de pénétrer le fond des choses qui lui sont très-présentes et qu’il nous est de la dernière conséquence de savoir ; il est facile de juger qu’elle nous permettra encore moins de méditer celles qui sont éloignées et qui n’ont aucun rapport à nous. De sorte que si nous sommes dans une ignorance très-grossière de la plupart des choses qu’il nous est très-nécessaire de savoir, nous ne serons pas fort éclairés dans celles qui nous paraissent entièrement vaines et inutiles.

ll n’est pas fort nécessaire que je m’arrète à prouver ceci par des exemples ennuyeux et qui ne renferment point de vérités considérales, car s’il y a des choses que l’on doive ignorer ce sont celles qui ne servent à rien. Quoiqu’il y ait peu de gens qui s’appliquent sérieusement à des choses entièrement vaines et inutiles, il n’y en a encore que trop ; mais il ne peut y avoir trop de gens qui ne s’y appliquent pas et qui les méprisent, pourvu seulement qu’ils n’en jugent pas. Ce n’est pas un défaut à un esprit borné que de ne pas savoir certaines choses, c’est seulement un défaut d’en juger. L'ignorance est un mal nécessaire, mais on peut et on doit éviter l’erreur. Ainsi je ne condamne pas dans les hommes l'ignorance de beaucoup de choses, mais seulement les jugements téméraires qu’ils en portent.

V. Lorsque les choses ont beaucoup de rapport à nous, qu’elles sont sensibles et qu’elles tombent aisément sous l’imagination, l’on peut dire que l’esprit s’y applique et qu’il en peut avoir quelque connaissance. Car lorsque nous savons que des choses ont rapport à nous, nous y pensons avec quelque inclination ; et lorsque nous sentons qu’elles nous touchent, nous nous y appliquons avec plaisir. De sorte que nous devrions être plus savants que nous ne sommes dans beaucoup de choses, si l’inquiétude et l’agitation de notre volonté ne troublait et ne fatiguait sans cesse notre attention.

Mais lorsque les choses sont abstraites et peu sensibles, nous n’en pouvons que difficilement avoir quelque connaissance assurée, non que les vérités abstraites soient d’elles-mêmes fort embarrassées, mais à cause que l’attention et la vue de l’esprit commence et finit d’ordinaire en même temps que la vue sensible des objets, parce que l’on ne pense qu’à ce que l’on voitet que l’on sent, et qu’au tant de temps qu’on le voit et qu’on le sent.

Il est certain que si l’esprit pouvait facilement s’appliquer aux idées claires et distinctes sans être comme soutenu par quelque sentiment, et si l'inquiétude de la volonté ne détournait point sans cesse son application, nous ne trouverions pas de fort grandes difficultés dans une infinité de questions naturelles que nous regardons