Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/425

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La possession du bien doit naturellement produire deux effets dans celui qui le possède : elle doit le rendre plus parfait et en même temps plus heureux ; mais cela n’arrive pas toujours. Il est impossible, je l’avoue, que l’esprit possède actuellement quelque bien et qu’il ne soit pas actuellement plus parfait ; mais il n’est pas impossible qu’il possède actuellement quelque bien sans être actuellement plus heureux. Ceux qui connaissent le mieux la vérité et qui aiment davantage les biens les plus aimables sont toujours actuellement plus parfaits que ceux qui sont dans l’aveuglement et dans le dérèglement, mais ils ne sont pas toujours actuellement plus heureux. Il en est de même du mal : il doit rendre imparfait et malheureux tout ensemble ; mais quoiqu’il rende toujours les hommes plus imparfaits, il ne les rend pas toujours plus malheureux, ou il ne les rend pas toujours malheureux à proportion qu’il les rend imparfaits. La vertu est souvent dure et amère, et le vice doux et agréable ; et c’est principalement par la foi et par l’espérance que les gens de bien sont véritablement heureux, pendant que les méchants sont actuellement dans les plaisirs et dans les délices. Cela ne doit pas être, mais cela est. Le péché a causé ce désordre, comme je viens de dire dans le chapitre précédent ; et c’est ce désordre qui est la principale cause non-seulement de tous les dérèglements de notre cœur, mais encore de l’aveuglement et de l’ignorance de notre esprit.

C’est ce désordre qui persuade notre imagination que les corps peuvent être le bien de l’esprit ; car le plaisir, comme j’ai déjà dit plusieurs fois, est le caractère ou la marque sensible du bien. Or, de tous les plaisirs dont nous jouissons ici-bas, les plus sensibles sont ceux que nous nous imaginons recevoir par les corps. Nous jugeons donc sans beaucoup de réflexion que les corps peuvent être et qu’ils sont même effectivement notre bien. Car il est très-difficile de combattre contre l’instinct de la nature et de résister aux preuves de sentiment : on ne s’en avise même pas. On ne pense point au désordre du péché ; on ne fait pas réflexion que les corps ne peuvent agir sur l’esprit que comme causes occasionnelles ; que l’esprit ne peut immédiatement ou par lui-même posséder quelque chose de corporel, et qu’il ne peut s’unir à aucun objet que par sa connaissance et par son amour ; qu’il n’y a que Dieu qui soit au-dessus de lui et qui puisse le récompenser ou le punir par des sentiments de plaisir ou de douleur, qui puisse l’éclairer et le mouvoir, en un mot qui puisse agir en lui. Ces vérités, quoique très-évidentes à des esprits attentifs, ne sont point si puissantes pour nous convaincre que l’expérience trompeuse de l’impression sensible.