Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/43

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cependant, comme il avait un corps que Dieu voulait qu’il conservât et qu’il regardât comme une partie de lui-même, il lui faisait aussi sentir par les sens des plaisirs semblables à ceux que nous ressentons dans l’usage des choses qui sont propres pour la conservation de la vie.

On n’ose pas décider si le premier homme, avant sa chute, pouvait s’empêcher d’avoir des sensations agréables ou désagréables dans le moment que la partie principale de son cerveau était ébranlée par l’usage actuel des choses sensibles. Peut-être avait-il cet empire sur soi-même, à cause de sa soumission à Dieu, quoiqu’il paraisse plus vraisemblable de penser le contraire ; car, encore qu’Adam pût arrêter les émotions des esprits et du sang, et les ébranlements du cerveau que les objets excitaient en lui, à cause qu’étant dans l’ordre, il fallait que son corps fût soumis à son esprit, cependant il n’est pas vraisemblable qu’il eût pu s’empêcher d’avoir les sensations des objets dans le temps qu’il n’eût point arrêté les mouvements qu’ils produisaient dans la partie de son corps à laquelle son âme était immédiatement unie ; car l’union de l’âme et du corps consistant principalement dans un rapport mutuel des sentiments avec les mouvements des organes, il semble qu’elle eût été plutôt arbitraire que naturelle si Adam eût pu ne rien sentir lorsque la principale partie de son corps recevait quelque impression de ceux qui l’environnaient. Je ne prends toutefois aucun parti sur ces deux opinions.

Le premier homme ressentait donc du plaisir dans ce qui perfectionnait son corps comme il en sentait dans ce qui perfectionnait son âme ; et, parce qu’il était dans un état parfait, il éprouvait celui de l’âme beaucoup plus grand que celui du corps. Ainsi il lui était infiniment plus facile de conserver sa justice qu’à nous sans la grâce de Jésus-Christ, puisque sans elle nous ne trouvons plus du plaisir dans notre devoir. Il s’est toutefois laissé malheureusement séduire ; il a perdu cette justice par sa désobéissance[1]. Ainsi le principal changement qui lui est arrivé, et qui cause tout le désordre des sens et des passions, c’est que, par une juste punition, Dieu s’est retiré de lui et qu’il n’a plus voulu être son bien, ou plutôt qu’il ne lui a plus fait sentir ce plaisir qui lui marquait qu’il était son bien ; de sorte que les plaisirs sensibles qui ne portent qu’aux biens du corps étant demeurés seuls, et n’étant plus contre-balancés par ceux qui le portaient auparavant à son véritable bien, l’union étroite qu’il avait avec Dieu s’est étrangement affaiblie, et celle qu’il avait avec son corps s’est beaucoup augmentée. Le plaisir sen-

  1. S. Grégoire hom. 39, sur les Évangiles.