Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/446

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d’une idée de petitesse, De ce principe il est facile de conclure que les choses qui produisent en nous de grands mouvements d’esprits doivent naturellement nous paraître avoir plus de grandeur, c’est-à-dire plus de force, plus de réalité, plus de perfection que les autres, car par grandeur j’entends toutes ces choses et plusieurs autres. Ainsi, les biens sensibles nous doivent paraître plus grands et plus solides que ceux qui ne se font point sentir, si nous en jugeons par le mouvement des esprits et non point par l’ídée pure de la vérité. Une grande maison, un train magnifique, un bel ameublement, des charges, des honneurs, des richesses paraissent avoir plus de grandeur et de réalité que la vertu et que la justice.

Quand on compare la vertu aux richesses par la vue claire de l’esprit, alors on leur préfère la vertu ; mais lorsqu’on fait usage de ses yeux et de son imagination, et que l’on ne juge de ces choses que par l’émotion des esprits qu’elles excitent en nous, on préfère sans doute les richesses à la vertu.

C’est par ce principe que nous pensons que les choses spirituelles ou qui ne se font point sentir ne sont presque rien ; que les idées de notre esprit sont moins nobles que les objets qu’elles représentent ; qu’il y a moins de réalité et de substance dans l’air que dans les métaux, dans l’eau que dans la glace ; que les espaces depuis la terre jusqu’au firmament sont vides, ou que les corps qui les remplissent n’ont point tant de réalité et de solidité que le soleil et les étoiles. Enfin, si nous tombons en une infinité d’erreurs sur la nature et sur la perfection de chaque chose, c’est que nous raisonnons sur ce faux principe.

Un grand mouvement d’esprits, et par conséquent une forte passion, accompagnant toujours une idée sensible de grandeur, et un petit mouvement d’esprits et par conséquent une faible passion accompagnant aussi une idée sensible de petitesse, on s’applique beaucoup et l’on emploie trop de temps à l’étude de tout ce qui excite une idée sensible de grandeur, et l’on néglige tout ce qui ne donne qu’une idée sensible de petitesse. Ces grands corps, par exemple, qui roulent sur nos têtes, ont fait de tout temps impression sur les esprits ; on les a d’abord adorés à cause de l’idée sensible de leur grandeur et de leur éclat. Quelques génies plus hardis en eut examiné les mouvements, et ces astres ont été dans tous les siècles l’objet ou de l’étude ou de la vénération de beaucoup de gens. On peut même penser que la crainte de ces influences imaginaires qui effraient encore présentement les astrologues et les esprits faibles est une espèce d’adoration qu’une imagination abattue rend à l’idée de grandeur qui représente les corps célestes.