Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/447

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Le corps de l’homme, au contraire, infiniment plus admirable et plus digne de notre application que tout ce qu’on peut savoir de Jupiter, de Saturne et de toutes les autres planètes, n’est presque point connu. L’idée sensible des parties de chair disséquée n’a rien de grand et cause même du dégoût et de l’horreur ; de sorte que ce n’est que depuis quelques années que les personnes d’esprit regardent l’anatomie comme une science qui mérite leur application. Il s’est trouvé des princes et des rois astronomes et qui faisaient gloire de l’être ; la grandeur des astres semblait s’accommoder avec la grandeur de leur dignité. Mais je ne crois pas que l’on en ait vu qui se soient fait honneur de savoir l’anatomie et de bien disséquer un cœur et un cerveau. Il en est de même de beaucoup d’autres sciences.

Les choses rares et extraordinaires produisent dans les esprits les mouvements plus grands et plus sensibles que celles qui se voient tous les jours ; on les admire, on y attache par conséquent quelque idée de grandeur, et elles excitent ainsi dans les esprits des passions d’estime et de respect. C’est ce qui renverse la raison de bien des gens ; il y en a beaucoup qui sont si respectueux et si curieux pour tout ce qui nous reste de l’antiquité, pour tout ce qui vient de loin ou qui est rare et extraordinaire, que leur esprit en est comme esclave, car l’esprit n’ose juger ou se mettre au-dessus de ce qu’il respecte.

Il est vrai qu’il n’y a pas grand danger pour la vérité que des gens aiment les médailles, les armes et les habillements des anciens, ou ceux des Chinois ou des sauvages. Il n’est pas tout à fait inutile de savoir la carte de l’ancienne Rome ou les chemins de Tonkin à Nankin, quoiqu’il soit plus utile pour nous de savoir ceux de Paris à Saint-Germain ou et Versailles. Enfin on ne peut trouver à redire que des gens veuillent savoir au vrai l’histoire de la guerre des Grecs avec les Perses, ou des Tartares avec les Chinois, et qu’ils aient pour Thucydítle. et pour Xénophon, ou pour tout autre qu’il vous plaira, une inclination extraordinaire. Mais on ne peut souffrir que l’admiration pour l’antiquité se rende maîtresse de la raison, qu’il soit comme défendu de faire usage de son esprit pour examiner les sentiments des anciens, et que ceux qui en découvrent et qui en démontrent la fausseté passent pour présomptueux et pour teméraires.

Les vérités sont de tous les temps. Si Aristote en a découvert quelques-unes, l’on en peut aussi découvrir aujourd’hui. Il faut prouver les opinions de cet auteur par des raisons que l’on puisse recevoir : car si les opinions d’Aristote étaient solides de son temps,