Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/45

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choses-là seulement, qui ne méritent pas que l’esprit s’occupe d’elles ; et desquelles Dieu ne voulant pas que l’on s’occupe, il ne nous porte à elles que par instinct, c’est-à-dire par des sentiments agréables ou désagréables.

Mais pour Dieu, qui seul est le vrai bien de l’esprit, qui seul est au-dessus de lui, qui seul peut le récompenser en mille façons différentes, qui seul est digne de son application, et qui ne craint point que ceux qui le connaissent ne le trouvent point aimable, il ne se contente pas d’être aimé d’un amour aveugle et d’un amour d’instinct, il veut être aimé d’un amour éclairé et d’un amour de choíx.

Si l’esprit ne voyait dans les corps que ce qui y est véritablement, sans y sentir ce qui n’y est pas, il ne pourrait les aimer ni s’en servir qu’avec beaucoup de peine. Ainsi il est comme nécessaire qu’ils paraissent agréables en causant des sentiments qu’ils n’ont pas. Mais il n’en est pas de même de Dieu : il suffit qu’on le voie tel qu’il est afin qu’on se porte à l’aimer, et il n’est point nécessaire qu’il se serve de cet instinct de plaisir comme d’une espèce d’artifice pour s’attirer de l’amour sans le mériter.

Les choses étant ainsi, on doit dire qu’Adam n’était point porté à l’amour de Dieu et aux choses de son devoir par un plaisir prévenant[1], parce que la connaissance qu’il avait de Dieu comme de son bien, et la joie qu’il ressentait sans cesse comme une suite nécessaire de la vue de son bonheur en s’unissant à Dieu, pouvait suffire pour l’attacher à son devoir et pour le faire agir avec plus de mérite que s’il eût été comme déterminé par un plaisir prévenant. Il était de cette sorte en une pleine liberté ; et c’est peut-être dans cet état que l’Écriture sainte nous le veut représenter par ces paroles : Dieu a fait l’homme dés le commencement, et, après lui avoir proposé ses commandements, il l’a laissé à lui-même[2], c’est-à-dire sans le déterminer par le goût de quelque plaisir prévenant, le tenant seulement attaché à lui par la vue claire de son bien et de son devoir. Mais l’expérience a fait voir, à la honte du libre arbitre et à la gloire de Dieu seul, la fragilité dont Adam était capable dans un état aussi réglé et aussi heureux que celui où il était avant son péché.

Mais on ne peut pas dire qu’Adam se portait à la recherche et à l’usage des choses sensibles par une connaissance exacte du rapport qu’elles pouvaient avoir avec son corps. Car enfin, s’il avait fallu qu’il eût examiné les configurations des parties de quelque

  1. Voy. les Éclaircissements.
  2. Deus ab initio constituit hominem et reliquit illum in manu consilii sui, adjecit mandata et præcepta sua, etc. Eccli. 15, 11.