Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/46

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fruit, celles de toutes les parties de son corps et le rapport qui résultait des unes avec les autres pour juger si dans la chaleur présente de son sang et dans mille autres dispositions de son corps ce fruit eût été bon pour sa nourriture, il est visible que des choses qui étaient indignes de l’application de son esprit en eussent entièrement rempli la capacité, et cela même assez inutilement, parce qu’il ne se fût pas conservé long-temps par cette seule voie.

Si l’on considère donc que l’esprit d’Adam n’était pas infini, l’on ne trouvera pas mauvais que nous disions qu’il ne connaissait pas toutes les propriétés des corps qui l’environnaient, puisqu’il est constant que ces propriétés sont infinies ; et si l’on accorde, ce qui ne peut se nier avec quelque attention, que son esprit n’était pas fait pour examiner les mouvements et les configurations de la matière, mais pour être continuellement appliqué à Dieu, l’on ne pourra pas trouver à redire si nous assurons que c’eùt été un désordre et un dérèglement, dans un temps où toutes choses devaient être parfaitement bien ordonnées, s’il eût été obligé de se détourner l’esprit de la vue des perfections de son vrai bien pour examiner la nature de quelque fruit afin de s’en nourrir.

Adam avait donc les mêmes sens que nous, par lesquels il était averti, sans être détourné de Dieu, de ce qu’il devait faire pour son corps. Il sentait, comme nous, des plaisirs, et même des douleurs ou des dégoùts prévenants et indélibérés. Mais ces plaisirs et ces douleurs ne pouvaient le rendre esclave ni malheureux comme nous, parce qu’étant maître absolu des mouvements qui s’excitaient dans son corps, il les arrêtait incontinent, après qu’ils l’avaient averti, s’il le souhaitait ainsi ; et, sans doute, il le souhaitait toujours a l’égard de la douleur. Heureux, et nous aussi, s’il eût fait la même chose à l’égard du plaisir, et s’il ne se fût point distrait volontairement de la présence de son Dieu, en laissant remplir la capacité de son esprit de la beauté et de la douceur espérée du fruit défendu, ou peut-être d’une joie présomptueuse excitée dans son âme à la vue de ses perfections naturelles, ou enfin d’une tendresse naturelle pour sa femme et d’une crainte déréglée de la contrister, car, apparemment, tout cela a contribué à sa désobéissance.

Mais après qu’il eut péché, ces plaisirs qui ne faisaient que l’avertir avec respect, et ces douleurs qui sans troubler sa félicite lui faisaient seulement connaître qu’il pouvait la perdre et devenir malheureux, n’eurent plus pour lui les mêmes égards ; ses sens et ses passions se révoltèrent contre lui, ils n’obéirent plus à ses ordres, et ils le rendirent, comme nous, esclave de toutes les choses sensibles.