Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/452

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jusqu’à l’étonnement ou à l’épouvante, ou enfin lorsqu’elle ne porte point à une curiosité raisonnable, elle fait un très-mauvais effet ; car alors les esprits animaux sont tout occupés à représenter l’objet par celui de ses côtés que l’on admire. On ne pense pas seulement aux autres faces selon lesquelles on le peut considérer. Les esprits animaux ne se répandent pas même dans les parties du corps pour y faire leurs fonctions ordinaires ; mais ils impriment des vestiges si profonds de l’objet qu’ils représentent, ils rompent un si grand nombre de fibres dans le cerveau, que l’idée qu’ils ont excitée ne se peut plus effacer de l’esprit.

Il ne suffit pas que l’admiration nous rende attentifs, il faut qu’elle nous rende curieux ; il ne subit pas que nous ayons considéré une des faces de quelque objet pour le connaître pleinement, il faut que nous ayons eu la curiosité de les examiner toutes, autrement nous n’en pouvons juger solidement. Ainsi lorsque l’admiration ne nous porte point à examiner les choses dans la dernière exactitude, ou lorsqu’elle nous en empêche, elle est très-inutile pour la connaissance de la vérité. Alors elle ne remplit l’esprit que de vraisemblances et de probabilités, et elle nous porte à juger témérairement de toutes choses.

Il ne suffit pas d’admirer simplement pour admirer, il faut admirer pour examiner ensuite avec plus de facilité. Les esprits animaux qui se réveillent naturellement dans l’admiration viennent s’offrir à l’ãme, afin qu’elle s’en serve pour se représenter plus distinctement son objet et pour le mieux connaître. C’est là l’institution de la nature ; car l’admiration doit porter à la curiosité, et la curiosité doit conduire à la connaissance de la vérité. Mais l’âme ne sait pas faire usage de ses forces. Elle préfère un certain sentiment de douceur qu’elle reçoit de cette abondance d’esprits qui la touchent à la connaissance de l’objet qui les excite. Elle aime mieux sentir ses richesses que de les dissiper par l’usage ; et elle ressemble en cela aux avares, qui aiment mieux posséder leur argent que de s’en servir dans leurs besoins.

Les hommes se plaisent généralement dans tout ce qui les touche de quelque passion que ce puisse être. Ils ne donnent pas seulement de l’argent pour se faire toucher de tristesse parla représentation d’une tragédie, ils en donnent aussi à des joueurs de gobelets pour se faire toucher d’admiration, car on ne peut pas dire que ce soit pour être trompés qu’ils leur en donnent. Ce sentiment de douceur intérieure que l’on sent en admirant est donc la principale cause pour laquelle on s’arrête dans l’admiration, sans en faire l’usage que la raison et la nature nous prescrivent ; car c’est