Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/453

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ce sentiment de douceur qui tient les admirateurs si fort attachés aux sujets de leur admiration, qu’ils se mettent en colère lorsqu’on leur en montre la vanité. Quand un homme affligé goûte la douceur de la tristesse, on le fâche lorsqu’on le veut réjouir. Il en est de même de ceux qui admirent : il semble qu’on les blesse ; lorsqu’on s’efforce de leur faire voir que c’est sans raison qu’ils admirent, parce qu’ils sentent diminuer en eux le plaisir secret qu’ils reçoivent dans leur passion à proportion que l’idée qui la causait s’efface de leur esprit.

Les passions tâchent toujours de se justifier, et elles persuadent insensiblement que l’on a raison de les suivre. La douceur et le plaisir qu’elles font sentir à l’esprit, qui doit être leur juge, le corrompent en leur faveur, et voici à peu près de quelle manière on pourrait dire qu’elles le font raisonner : on ne doit juger des choses que selon les idées qu’on en a ; et de toutes nos idées, les plus sensibles sont les plus réelles, puisqu’elles agissent sur nous avec le plus de force ; ce sont donc celles selon lesquelles on doit le plutôt juger. Or le sujet que j’admire renferme une idée sensible de grandeur : donc j’en dois juger selon cette idée, car je dois avoir de l’estime et de l’amour pour la grandeur ; ainsi j’ai raison de m’arrêter à cet objet et de m’en occuper. En effet, le plaisir que je sens à la vue de l’idée qui le représente est une preuve naturelle que c’esl mon bien d’y penser ; car enfin il me semble que je m’agrandis quand j’y pense, et que mon esprit a plus d’étendue lorsqu’il embrasse une si grande idée. L’esprit cesse d’être lorsqu’il ne pense à rien ; si cette idée s’évanouissait, il me semble que mon esprit s’évanouirait avec elle, ou qu’il deviendrait plus petit et plus resserré s’il s’attachait à une idée qui fût plus petite. La conservation de cette grande idée est donc la conservation de la grandeur et de la perfection de mon être : j’ai donc raison d’admirer. Les autres devraient même avoir de l’admiration pour moi s’ils me faisaient justice ; en effet, je suis quelque chose de grand parle rapport que j’ai avec les grandes choses : je les possède en quelque manière par l’admiration que j’ai pour elles, et je le sens bien par l’avant-goût dont une sorte d’espérance me fait jouir. Les autres hommes seraient heureux aussi bien que moi, si connaissant ma grandeur ils s’attachaient comme moi il la cause qui la produit ; mais ce sont des aveugles, qui ne connaissent pas les belles et les grandes choses et qui ne savent pas s’élever ni se rendre considérables.

Un peut dire que l’esprit raisonne naturellement de cette manière sans y faire réflexíon lorsqu’il se laisse conduire aux lumières trompeuses de ses passions ; Ces raisonnements ont quelque vraisem-