Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/458

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peut les exciter toutes, et que dix mille objets peuvent n’en exciter qu’une même ; car encore que les objets soient différents entre eux, ils ne sont pas toujours différents par rapport à nous, et ils n’excitent pas en nous des passions différentes. Un bâton de maréchal de France promis est différent d’une crosse promise ; cependant ces deux marques d’honneur excitent à peu près dans les ambitieux la même passion, parce qu’elles réveillent dans l’esprit une même idée de bien : mais un bâton de maréchal de France, promis, accordé, possédé, ôte, excite des passions toutes différentes, à cause qu’il réveille dans l’esprit différentes idées de bien.

Il ne faut donc pas multiplier les passions selon les différents objets qui les causent, mais il en faut seulement admettre autant qu’il y a d’idées accessoires, qui accompagnent l’idée principale du bien ou du mal, et qui la changent considérablement par rapport à nous. Car l’idée générale du bien ou la sensation du plaisir qui est un bien à celui qui le goûte, agitant l’áme et les esprits animaux, elle produit la passion générale de l’amour, et les idées accessoires de ce bien déterminent l’agitation générale de l’âme et le cours des esprits animaux, d’une manière particulière qui met l’esprit et le corps dans la disposition où ils doivent être par rapport au bien que l’on aperçoit, et elles produisent ainsi toutes les passions particulières.

Ainsi, l’idée générale du bien produit un amour indéterminé, qui n’est qu’une suite de l’amour-propre ou du désir naturel d’ètre heureux.

L’idée du bien que l’on possède produit un amour de joie.

L’idée d’un bien que l’on ne possède pas, mais que l’on espere de posséder, c’est-à-dire que l’on juge pouvoir posséder, produit un amour de désir.

Enfin, l’idée d’un bien que l’on ne possède pas et que l’on n’espère pas de posséder, ou, ce qui fait le même effet, l’idée d’un bien que l’on n’espère pas de posséder sans la perte de quelque autre, ou que l’on ne peut conserver lorsqu’on le possède, produit un amour de tristesse. Ce sont là les trois passions simples ou primitives qui ont le bien pour objet, car l’espérance qui produit la joie n’est point une émotion de l’âme, mais un simple jugement.

Mais on doit remarquer que les hommes ne bornent point leur être dans eux-mêmes, et qu’ils l’étendent à toutes les choses et à toutes les personnes auxquelles il leur paraît avantageux de s’unir. De sorte qu’on doit concevoir qu’ils possèdent en quelque manière un bien, lorsque leurs amis en jouissent, quoiqu’ils ne le possèdent pas immédiatement par eux-mêmes. Ainsi, lorsque je dis que la