Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/47

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Ainsi les sens et les passions ne firent point leur naissance du péché, mais seulement cette puissance qu’ils ont de tyranniser des pécheurs ; et cette puissance n’est pas tant un désordre du côté des sens que de celui de l’esprit et de la volonté des hommes, qui, n’étant plus si étroitement unis à Dieu, ne reçoivent plus de lui cette lumière et cette force par laquelle ils conservaient leur liberté et leur bonheur.

On doit conclure en passant de ces deux manières, selon lesquelles nous venons d’expliquer les désordres du péché, qu’il y a deux choses nécessaires pour nous rétablir dans l’ordre.

La première est qu’il faut ôter de ce poids qui nous fait pencher et qui nous entraîne vers les biens sensibles en retranchant continuellement de nos plaisirs et en mortifiant la sensibilité de nos sens par la pénitence, et par la circoncision du cœur.

La seconde est qu’il faut demander à Dieu le poids de sa grâce et cette délectation prévenante[1] que Jésus-Christ nous a particulièrement méritée, sans laquelle nous avons beau retrancher de ce premier poids, il pesera toujours ; et si peu qu’il pèse, il nous entraînera infailliblement dans le péché et dans le désordre.

Ces deux choses sont absolument nécessaires pour rentrer et pour persévérer dans notre devoir. La raison, comme l’on voit, s’accorde parfaitement avec l’Évangile, et l’un et l’autre nous apprennent que la privation, l’abnégation, la diminution du poids du péché sont des préparations nécessaires, afin que le poids de la grâce nous redresse et nous attache à Dieu.

Mais, quoique dans l’état où nous sommes il y ait obligation de combattre continuellement contre nos sens, on n’en doit pas conclure qu’ils soient absolument corrompus et mal réglés ; car si l’on considère qu’ils nous sont donnés pour la conservation de notre corps, on trouvera qu’ils s’acquittent admirablement bien de leur devoir, et qu’ils nous conduisent d’une manière si juste et si fidèle à leur fin, qu’il semble que c’est à tort qu’on les accuse de corruption et de dérèglement ; il s’avertissent si promptement l’âme par la douleur et par le plaisir, par les goûts agréables et désagréables, et par les autres sensations, de ce qu’elle doit faire ou ne faire pas pour la conservation de la vie, qu’on ne peut pas dire avec raison que cet ordre et cette exactitude soient une suite du péché.

II. Nos sens ne sont donc pas si corrompus qu’on s’imagine ; mais c’est le plus intérieur de notre âme, c’est notre liberté qui est corrompue. Ce ne sont pas nos sens qui nous trompent, mais c’est notre volonté qui nous trompe par ses jugements précipités. Quand

  1. 1. Voy. les Éclaircissements.