Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/472

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Car ceux qui ont abondance de sang et d’esprits comme sont ordinairement les jeunes gens, les sanguins et les bilieux, concevant aisément de l’espérance à cause du sentiment secret qu’ils ont de leur force, ils croiront ne trouver aucune opposition à leurs desseins qu’ils ne puissent surmonter ; ils se repaîtront d’abord de l’avant-goût du bien dont ils espèrent de jouir ; et ils formeront toutes sortes de jugements propres à justifier leur espérance et leur joie. Mais les autres qui ont disette d’esprits agités, comme les vieillards, les mélancoliques et les flegmatiques. étant portés à la crainte et à la tristesse, à cause que leur âme se croit faible, parce qu’elle est dénuée d’esprits qui exécutent ses ordres ; ils formeront des jugements tout contraires, ils s’imagineront des difficultés insurmontables afin de justifier leur crainte, et ils s’abandonneront à l’envie, à la tristesse, au désespoir, et à certaines espèces d’aversions dont les faibles sont les plus susceptibles.


CHAPITRE XII.
Que les passions qui ont le mal pour objet sont les plus dangereuses et les plus injustes, et que celles qui sont le moins accompagnées de connaissance sont les plus vives et les plus sensibles.


De toutes les passions, celles dont les jugements sont les plus éloignés de la raison et les plus à craindre, sont toutes les espèces d’aversions, il n’y a point de passions qui corrompent davantage la raison en leur faveur, que la haine et que la crainte ; la haine dans les bilieux principalement ou dans ceux dont les esprits sont dans une agitation continuelle, et la crainte dans les mélancoliques ou dans ceux dont les esprits grossiers et solides ne s’agitent et ne s’apaisent pas avec facilité. Mais lorsque la haine et la crainte conspirent ensemble à corrompre la raison, ce qui est fort ordinaire, alors il n’y a point de jugements si injustes et si bizarres qu’on ne soit capable de former et de soutenir avec une opiniâtreté insurmontable.

La raison de ceci est que les maux de cette vie touchent plus vivement l’âme que les biens. Le sentiment de douleur est plus vif que le sentiment du plaisir. Les injures et les opprobres sont beaucoup plus sensibles que les louanges et les applaudissements ; et si l’on trouve des gens assez indifférents pour goûter de certains plaisirs et pour recevoir de certains honneurs, il est difficile d’en trouver qui souffrent la douleur et le mépris sans inquiétude.

Ainsi la haine, la crainte et les autres espèces d’aversions qui ont le mal pour objet sont des passions très-violentes. Elles donnent à