Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/487

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courent d’un faux bien à un autre faux bien par le mouvement de leur passion, et qu’ils s’en dégoûtent lorsque ce mouvement cesse, ils courent aussi de faux système en faux système ; ils embrassent avec chaleur un faux sentiment lorsque la passion le rend vraisemblable ; mais, cette passion éteinte, ils l’abandonnent. Ils goûtent par les passions de tous les biens sans rien trouver de bon ; ils voient par les mêmes passions toutes les vérités sans rien voir de vrai, quoique, dans le temps que la passion dure, ce qu’ils goûtent leur paraisse le souverain bien, et ce qu’ils voient soit pour eux une vérité incontestable.

La seconde source d’où l’on peut tirer quelque secours pour rendre l’esprit attentif sont les sens ; les sensations sont les propres modifications de l'âme, les idées pures de l’esprit sont quelque chose de différent : les sensations réveillent donc notre attention d’une manière beaucoup plus vive que les idées pures. Ainsi il est visible que l’on peut remédier au défaut d’application de l’esprit aux vérités qui ne le touchent pas, en les exprimant par des choses sensibles qui le touchent.

C’est pour cela que les géomètres expriment par des lignes sensibles les proportions qui sont entre les grandeurs qu’ils veulent considérer. En traçant ces lignes sur le papier, ils tracent pour ainsi dire dans leur esprit les idées qui y répondent ; ils se les rendent plus familières parce qu’ils les sentent en même temps qu’ils les conçoivent. C’est de cette manière que l’on peut apprendre plusieurs choses assez difficiles aux enfants qui ne sont pas capables des vérités abstraites à cause de la délicatesse des fibres de leur cerveau. Ils ne voient des yeux que des couleurs, des tableaux, des images ; mais ils considèrent par l’esprit les idées qui répondent à ces objets sensibles.

Il faut surtout prendre garde à ne point couvrir les objets que l’on veut considérer ou que l’on veut faire voir aux autres de tant de sensibilité que l’esprit en soit plus occupé que de la vérité même, car c’est un défaut des plus considérables et des plus ordinaires. On voit tous les jours des personnes qui ne s’attachent qu’à ce qui touche les sens, et qui s’expriment d’une manière si sensible que la vérité est comme étouffée sous le poids des vains ornements de leur fausse éloquence ; de sorte que, ceux qui les écoutent étant beaucoup plus touchés par la mesure de leurs périodes et par les mouvements de leurs figures que par les raisons qu’ils entendent, ils se laissent persuader sans savoir seulement ce qui les persuade ni même de quoi ils sont persuadés.

Il faut donc bien prendre garde à tempérer de telle manière la