Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/488

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sensibilité de ses expressions que l’on ne fasse que rendre l’esprít plus attentif. Il n’y a rien de si beau que la vérité : il ne faut pas prétendre qu’on la puisse rendre plus belle en la fardant de quelques couleurs sensibles qui n’ont rien de solide et qui ne peuvent charmer que fort peu de temps. On lui donnerait peut-être quelque délicatesse, mais on diminuerait sa force. On ne doit pas la revêtir de tant d’éclat et de brillant que l’esprit s’arrête davantage à ses ornements qu’à elle-même : ce serait la traiter comme certaines personnes que l’on charge de tant d’or et de pierreries qu’elles paraissent eniin la partie la moins considérable du tout qu’elles composent avec leurs habits. Il faut revêtir la vérité comme les magistrats de Venise, qui sont obligés de porter une robe et une toque toute simple qui ne fait que les distinguer du commun des hommes, afin qu’on les regarde au visage avec attention et avec respect, et qu’on ne s’arrête pas à leur chaussure. Enfin il faut prendre garde à ne lui pas donner une trop grande suite de choses agréables qui dissipent l’esprit et qui l’empêchent de la reconnaître, de peur qu’on ne rende à quel qu’autre les honneurs qui lui sont dus, comme il arrive quelquefois aux princes qu’on ne peut reconnaître dans le grand nombre des gens de cour qui les environnent, et qui prennent trop de cet air grand et majestueux qui n’est propre qu’aux souverains.

Mais, afin de donner un plus grand exemple, je dis qu’il faut exposer aux autres la vérité comme la vérité même s’est exposée. Les hommes, depuis le péché de leur père, ayant la vue trop faible pour considérer la vérité en elle-même, cette souveraine vérité s’est rendue sensible en se couvrant de notre humanité, afin d’attirer nos regards, de nous éclairer et de se rendre aimable à nos yeux. Ainsi on peut, à son exemple, couvrir de quelque chose de sensible les vérités que nous voulons comprendre et enseigner aux autres, afin d’arrêter l’esprit qui aime le sensible et qui ne se prend aisément que par quelque chose qui flatte les sens. La sagesse éternelle s’est rendue sensible, mais non dans l’éclat ; elle s’est rendue sensible, non pour nous arrêter au sensible, mais pour nous élever à l’intelligible ; elle s’est rendue sensible pour condamner et sacrifier en sa personne toutes les choses sensibles. Nous devons donc nous servir, dans la connaissance de la vérité, de quelque chose de sensible qui n’ait point trop d’éclat et qui ne nous arrête point trop au sensible, mais qui puisse seulement soutenir la vue de notre esprit dans la contemplation des vérités purement intelligibles. Nous devons nous servir de quelque chose de sensible, que nous puissions dissiper, anéantir, sacrifier avec plaisir à la vue de la vérité