Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/504

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elle renferme autant ou même plus de pensée que la vue des rapports qui sont entre plusieurs choses.

Il est vrai qu’en certains temps il nous semble que nous ne pensons qu’à une seule chose, et que cependant nous avons de la peine à la bien comprendre ; et que dans d’autres temps nous comprenons cette chose et plusieurs autres avec une très-grande facilité. Et de là nous nous imaginons que l’âme a plus d’étendue ou une plus grande capacité de penser en un temps qu’en un autre. Mais il est visible que nous nous trompons. La raison pour laquelle, en de certains temps, nous avons de la peine à concevoir les choses les plus faciles, n’est pas que la pensée de l’âme, ou sa capacité pour penser, soit diminuée ; mais c’est que cette capacité est remplie par quelque sensation vive de douleur ou de plaisir, ou par un grand nombre de sensations faibles et obscures, qui font une espèce d’étourdissement ; car l’étourdissement n’est d’ordinaire qu’un sentiment confus d’un très-grand nombre de choses.

Un morceau de cire est capable d’une dure bien distincte : il n’en peut recevoir deux que l’une ne confonde l’autre, car il ne peut être entièrement rond dans le même temps ; enfin, s’il en reçoit un million, il n’y en aura aucune de distincte. Or, si ce morceau de cire était capable de connaître ses propres figures, il ne pourrait toutefois savoir quelle figure le terminerait, si le nombre en était trop grand. Il en est de même de notre âme : lorsqu’un très-grand nombre de modifications remplissent sa capacité, elle ne les peut apercevoir distinctement, parce qu’elle ne les sent point séparément. Ainsi, elle pense qu’elle ne sent rien ; Elle ne peut dire qu’elle sente de la douleur, du plaisir, de la lumière, du son, des saveurs : ce n’est rien de tout cela, et cependant ce n’est que cela qu’elle sent.

Mais quand nous supposerions que l’âme ne serait point soumise au mouvement confus et déréglé des esprits animaux, et qu’elle serait tellement détachée de son corps que ses pensées ne dépendraient point de ce qui s’y passe, il pourrait encore arriver que nous comprendrions avec plus de facilité certaines choses en un temps qu’en un autre, sans que la capacité de notre âme diminuât ni qu’elle augmentât ; parce qu’alors nous penserions à d’autres choses en particulier, ou à l’être indéterminé et en général. Je m’explique.

L’idée générale de l’infini est inséparable de l’esprit, et elle en occupe entièrement la capacité lorsqu’il ne pense point à quelque chose de particulier. Car, quand nous disons que nous ne pensons à rien, cela ne veut pas dire que nous ne pensions pas à cette idée