Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/517

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croient voir ; que le sucre renferme la douceur qu’ils sentent en le mangeant, et ainsi de toutes les choses que nous voyons ou que nous sentons. Il est impossible d’en douter en lisant leurs écrits. Ils parlent des qualités sensibles comme des sentiments ; ils prennent de la chaleur pour du mouvement, et ils confondent ainsi, à cause de l'équivoque des termes, les manières d’être des corps avec celles des esprits.

Ce n’est que depuis Descartes qu’à ces questions confuses et indéterminées, si le feu est chaud, si l’herbe est verte, si le sucre est doux, etc., on répond en distinguant l’équivoque des termes sensibles qui les expriment. Si par chaleur, couleur, saveur, vous entendez un tel ou un tel mouvement de parties insensibles, le feu est chaud, l’herbe verte, le sucre doux. Mais si par chaleur et par les autres qualités vous entendez ce que je sens auprès du feu, ce que je vois lorsque je vois de l’herbe, etc., le feu n’est point chaud, ni l’herbe verte, etc., car la chaleur que l’on sent et les couleurs que l’on voit ne sont que dans l’âme, comme j’ai prouvé dans le premier livre. Or, comme les hommes pensent que ce qu’ils sentent est la même chose que ce qui est dans l’objet, ils croient avoir droit de juger des qualités des objets par les sentiments qu’ils en ont. Ainsi, ils ne disent pas deux mots sans dire quelque chose de faux, et ils ne disent jamais rien sur cette matière qui ne soit obscur et confus. En voici plusieurs raisons.

La première, parce que tous les hommes n’ont point les mêmes sentiments des mêmes objets, ni un même homme en différents temps, ou lorsqμ’il sent ces mêmes objets par différentes parties du corps. Ce qui semble doux à l’un semble amer à l’autre ; ce qui est chaud à l’un est froid à l’autre ; ce qui semble chaud à une personne quand elle a froid, semble froid à cette même personne quand elle a chaud, ou lorsqu’elle sent par différentes parties de son corps. Si l’eau semble chaude par une main, elle semble souvent froide par l’autre, ou si on s’en lave quelque partie proche du cœur. Le sel semble salé à la langue, et cuisant ou piquant à une plaie. Le sucre est doux à la langue et l’aloès extrêmement amer, mais rien n’est doux ni amer par les autres sens. Ainsi, lorsqu’on dit qu’une telle chose est froide, douce, amère, cela ne signifir rien de certain.

La seconde, parce que différents objets peuvent faire la même sensation : le plâtre, le pain, la neige, le sucre, le sel, etc., font même sentiment de couleur ; cependant leur blancheur est différente, si l’on en juge autrement que par les sens. Ainsi, lorsqu’au dit que de la farine est blanche, on ne dit rien de distinct.