Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/518

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La troisième, parce que les qualités des corps qui nous causent des sensations tout à fait différences sont presque les mêmes ; et, au contraire, celles dont nous avons presque les mêmes sensations sont souvent très-différentes. Les qualités de douceur et d’amertume dans les objets ne sont presque point différentes, et les sentiments de douceur et d’amertume sont essentiellement différents. Les mouvements qui causent de la douleur et du chatouillement ne diffèrent que du plus ou du moins, et néanmoins les sentiments de chatouillement et de douleur sont essentiellement différents. Au contraire, l’âpreté d’un fruit ne semble pas, au goût, si différente de l’amertume que la douceur, et cependant cette qualité est la plus éloignée de l’amertume qu’il puisse y avoir ; puisqu’il faut qu’un fruit qui est âpre, à cause qu’il est trop vert, reçoive un très-grand nombre de changements avant qu’il soit amer d’une amertume qui vienne de pourriture ou d’une trop grande maturité. Lorsque les fruits sont mûrs, ils semblent doux ; et lorsqu’ils le sont un peu trop, ils semblent amers. L’amertume et la douceur dans les fruits ne diffèrent donc que du plus et du moins. et c’est pour cela qu’il y a des personnes qui les trouvent doux lorsque d’autres les trouvent amers ; car il y en a même qui trouvent que l’aloès est doux comme du miel : il en est de même de toutes les idées sensibles. Les termes de doux, d’amer, de salé, d’aigre, d’acide, etc ; de rouge, de vert, de jaune, etc. ; de telle ou telle odeur, saveur, couleur, etc., sont donc tous équivoques, et ne réveillent point dans l’esprit d’idée claire et distincte. Cependant les philosophes de l’école et le commun des hommes ne jugent de toutes les qualités sensibles des corps que par les sentiments qu’ils en reçoivent.

Non-seulement ces philosophes jugent des qualités sensibles par les sentiments qu’ils en reçoivent ; ils jugent des choses mêmes en conséquence des jugements qu’ils ont faits touchant les qualités sensibles. Car, de ce qu’ils ont des sentiments essentiellement différents de certaines qualités, ils jugent qu’il y a génération de formes nouvelles, qui produisent ces différences imaginaires de qualités. Du blé paraît jaune, dur, etc. ; la farine, blanche, molle, etc., et de là ils concluent, sur le rapport de leurs yeux et de leurs mains, que ce sont des corps essentiellement différents, supposé qu’ils ne pensent pas ã la manière dont le blé est changé en farine. Cependant de la farine n’est que du blé froissé et moulu ; comme du feu n’est que du bois divisé et agité ; comme de la cendre n’est que le plus grossier du bois divisé sans être agité ; comme du verre n’est que de la cendre dont chaque partie a été polie et quelque