Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/524

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reaux et aux oignons, on peut toujours leur rendre quelque adoration particulière, je veux dire quon peut y penser et les aimer en quelque manière ; s’il est vrai qu’ils puissent en quelque sorte nous rendre heureux, on doit leur rendre honneur à proportion du bien qu’ils peuvent faire. Et certainement les hommes qui écoutent les rapports de leurs sens pensent que ces légumes sont capables de leur faire du bien. Car les Israélites, par exemple, ne les auraient pas si fort regrettés dans le désert, ils ne se seraient point considérés comme malheureux pour en être privés, s’ils ne se fussent imaginés en quelque façon heureux par leur jouissance. Les ivrognes n’aimeraient peut-être pas si fort le vin, s’ils savaient bien ce que c’est, et que le plaisir qu’ils trouvent à en boire vient du Tout-Puissant qui leur commande la tempérance, et qu’ils font injustement servir à leur intempérance. Voilà les dérèglements où nous engage la raison même, lorsqu’elle est jointe aux principes de la philosophie païenne et lorsqu’elle suit les impressions des sens.

Afin qu’on ne puisse plus douter de la fausseté de cette misérable philosophie et qu’on reconnaisse avec évidence la solidité des principes et la netteté des idées dont on se sert, il est nécessaire d’établir clairement les vérités qui sont opposées aux erreurs des anciens philosophes, et de prouver en peu de mots qu’il n’y a qu’une vraie cause, parce qu’il n’y a qu’un vrai Dieu ; que la nature ou la force de chaque chose n’est que la volonté de Dieu ; que toutes les causes naturelles ne sont point de véritables causes, mais seulement des causes occasionnelles, et quelques autres vérités qui seront des suites de celles-ci.

Il est évident que tous les corps grands et petits n’ont point la force de se remuer. Une montagne, une maison, une pierre, un grain de sable, enfin le plus petit ou le plus grand des corps que l’on puisse concevoir, n’a point la force de se remuer. Nous n’avons que deux sortes d’idées, idées d’esprit, idées de corps ; et ne devant dire que ce que nous concevons, nous ne devons raisonner que suivant ces deux idées. Ainsi, puisque l’idée que nous avons de tous les corps nous fait connaître qu’ils ne se peuvent remuer, il faut conclure que ce sont les esprits qui les remuent. Mais quand on examine l’idée que l’on a de tous les esprits finis, on ne voit point de liaison nécessaire entre leur volonté et le mouvement de quelque corps que ce soit ; on voit au contraire qu’il n’y en a point et qu’il n’y en peut avoir. On doit donc aussi conclure, si on veut raisonner selon ses lumières, qu’il n’y a aucun esprit créé qui puisse remuer quelque corps que ce soit comme cause véritable ou