Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/559

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puisse servir de principe pour avancer dans la connaissance de la nature, car on ne peut pas seulement découvrir par cette voie quelles sont les choses qui sont chaudes, et quelles sont celles qui sont froides[1]. De plusieurs personnes qui touchent à de l’eau un peu tiède, les unes la trouvent chaude, et les autres froide. Ceux qui ont chaud la trouvent froide, et ceux qui ont froid la trouvent chaude ; et si l’on suppose que les poissons soient capables de sentiment, il y a toutes les apparences qu’ils la trouvent encore chaude lorsque tous les hommes la trouvent froide. Il en est de même de l’air ; il semble chaud ou froid, selon les différentes dispositions du corps de ceux qui y sont exposés. Aristote prétend qu’il est chaud, mais je ne pense pas que ceux qui habitent vers le nord soient de son sentiment, puisque même plusieurs habiles gens, dont le climat n’est pas moins chaud que celui de la Grèce, ont soutenu qu’il est froid. Mais cette question, qui a toujours été considérable dans l’école, ne se résoudra jamais tant que l’on n’attachera point d’idée distincte au mot de chaleur.

Les définitions qu’Aristote donne de la chaleur et de la froideur ne peuvent en fixer l’idée. L’air, par exemple, et l’eau même quelque chaude et brûlante qu’elle soit, rassemblent les parties du plomb fondu avec celles de quel qu’autre métal que ce soit. L’air rassemble toutes les graisses jointes aux résines et à tous les autres corps solides qu'on voudra ; et il faudrait être bien péripatéticien pour s’aviser d’exposer à l’air du mastic pour séparer la cendre d’avec la poix, ou quelques autres corps composés pour les décomposer. L’air n’est donc pas chaud selon la déñnition que donne Aristote de la chaleur. L’air sépare les liqueurs des corps qui en sont imbibés ; il durcit la boue, il sèche des linges étendus, quoiqu’Aristote le fasse humide : l’air est donc chaud selon cette définition. On ne peut donc déterminer par cette définition si l’air est chaud, ou s’il n’est pas chaud. On peut bien assurer que l’air est chaud à l’égard de la boue, puisqu’il sépare l’eau de la terre qui lui est jointe ; mais faudra-t-il éprouver les divers effets de l’air sur tous les corps pour savoir s’il y a de la chaleur dans l’air que nous respirons ? si cela est, on n’en saura jamais rien. De sorte que le plus court est de ne point philosopher sur l’air que nous respirons, mais sur un certain air pur et élémentaire qui ne se trouve point ici bas, et d'assurer positivement, comme Aristote, qu’il est chaud, sans en donner de preuve, ni même sans savoir distinctement ce qu’on entend et par cet air et par sa chaleur ; car c’est ainsi qu’on donnera des principes qu’il ne sera pas facile de renverser, non pas

  1. Voyez le liv. 1, depuis le ch. 11 jusqu’au ch. 15.