Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/58

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si quelque corps est si petit ou si éloigné de nous qu’il ne puisse nous nuire, nous n’en avons plus aucun sentiment. De sorte que par la vue nous pouvons quelquefois juger à peu près du rapport que les corps ont avec le nôtre, et de celui qu’ils ont entre eux ; mais nous ne devons jamais croire qu’ils soient de la grandeur qu’ils nous paraissent.

Nos yeux, par exemple, nous représentent le soleil et la lune de la largeur d’un ou de deux pieds ; mais il ne faut pas nous imaginer, comme Épicure et Lucrèce, qu’ils n’aient véritablement que cette largeur. La même lune nous paraît à la vue beaucoup plus grande que les plus grandes étoiles, et néanmoins on ne doute pas qu’elle ne soit sans comparaison plus petite. De même nous voyons tous les jours sur la terre deux ou plusieurs choses, desquelles nous ne saurions découvrir au juste la grandeur ou le rapport, parce qu’il est nécessaire pour en juger d’en connaître la juste distance, ce qu’il est très-difficile de savoir.

Nous avons même de la peine à juger avec quelque certitude du rapport qui se trouve entre deux corps qui sont tout proche de nous ; il les faut prendre entre nos mains et les tenir l’un contre l’autre pour les comparer, et avec tout cela nous hésitons souvent sans en pouvoir rien assurer. Cela se reconnaît visiblement lorsqu’on veut examiner la grandeur de quelques pièces de monnaie presque égales ; car alors on est obligé de les mettre les unes sur les autres pour voir d’une manière plus sûre que par la vue si elles conviennent en grandeur. Nos yeux ne nous trompent donc pas seulement dans la grandeur des corps en eux-mêmes, mais aussi dans les rapports que les corps ont entre eux.


CHAPITRE VII.
I. Des erreurs de nos yeux touchant les figures. — II. Nous n’avons aucune connaissance des plus petites. — III. Que la connaissance, que nous avons des plus grandes, n’est pas exacte. — IV. Explication de certains jugements naturels, qui nous empêchent de nous tromper. — V. Que ces mêmes jugements nous trompent dans des rencontres particulières.


I. Notre vue nous porte moins à l’erreur quand elle nous représente les figures que quand elle nous représente toute autre chose ; parce que la figure en soi n’est rien d’absolu, et que sa nature consiste dans le rapport qui est entre les parties qui terminent quelque espace et un point que l’on conçoit dans cet espace, et que l’on peut appeler, comme dans le cercle, centre de la figure. Cependant nous nous trompons en mille manières dans les figures,