Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/59

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et nous n’en connaissons jamais aucune par les sens dans la dernière exactitude.

II. Nous venons de prouver que notre vue ne nous fait pas voir toute sorte d’étendue, mais seulement celle qui a un rapport assez considérable avec notre corps, et que pour cette raison nous ne voyons pas toutes les parties des plus petits animaux ni celles qui composent tous les corps tant durs que liquides. Ainsi ne pouvant apercevoir ces parties à cause de leur petitesse, il s’ensuit que nous n’en pouvons apercevoir les figures, puisque la figure des corps n’est que le terme qui les borne. Voilà donc déjà un nombre presque infini de figures, et même le plus grand, que nos yeux ne nous découvrent point ; et ils portent même l’esprit qui se fie trop à leur capacité, et qui n’examine pas assez les choses, à croire que ces figures ne sont point.

III. Pour les corps proportionnés à notre vue, qui sont en très-petit nombre en comparaison des autres, nous découvrons à peu pres leur figure, mais nous ne la connaissons jamais exactement par les sens. Nous ne pouvons pas même nous assurer par la vue si un rond et un carré, qui sont les deux figures les plus simples, ne sont point une ellipse et un parallélogramme, quoique ces figures soient entre nos mains et tout proche de nos yeux.

Je dis plus, nous ne pouvons distinguer exactement si une ligne est droite. ou non, principalement si elle est un peu longue ; il nous faut pour cela une règle. Mais quoi ? nous ne savons pas si la règle même est telle que nous la supposons devoir être, et nous ne pouvons nous en assurer entièrement. Cependant sans la connaissance de la ligne on ne peut jamais connaître aucune figure, comme tout le monde sait assez.

Voilà ce que l’on peut dire en général des figures qui sont tout proche de nos yeux et entre nos mains ; mais si on les suppose éloignées de nous, combien trouverons-nous de changement dans la projection quelles feront sur le fond de nos yeux ? Je ne veux pas m'arrêter ici a les décrire, on les apprendra aisément dans quelque livre d’optique ou dans l’examen des figures qui se trouvent dans les tableaux. Car, puisque les peintres sont obligés de les changer presque toutes afin qu’elles paraissent dans leur naturel, et de peindre par exemple des cercles comme des ovales, c’est une marque infaillible des erreurs de notre vue dans les objets qui ne sont pas peints. Mais ces erreurs sont corrigées par de nouvelles sensations qu’on pourrait peut-être regarder comme une espèce de jugements naturels et qu’on pourrait appeler jugements des sens.