Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/60

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IV. Quand nous regardons un cube par exemple, il est certain que tous les côtés que nous en voyons ne font presque jamais de projection ou d’image d’égale grandeur dans le fond de nos yeux, puisque l’image de chacun de ces côtés qui se peint sur la rétine ou nerf optique est fort semblable à un cube peint en perspective, et par conséquent la sensation que nous en avons nous devrait représenter les faces du cube comme inégales, puisqu’elles sont inégales dans un cube en perspective. Cependant nous les voyons toutes égales, et nous ne nous trompons point.

Or, l’on pourrait dire que cela arrive par une espèce de jugement que nous faisons naturellement, savoir : que les faces du cube les plus éloignées et qui sont vues obliquement ne doivent pas former sur le fond de nos yeux des images aussi grandes que les faces qui sont plus proches. Mais, comme les sens ne font que sentir et ne jugent jamais à proprement parler, il est certain que ce jugement n’est qu’une sensation composée, laquelle par conséquent peut quelquefois être fausse.

Cependant ce qui n’est en nous que sensation, pouvant être considéré par rapport à l’auteur de la nature qui l’excite en nous comme une espèce de jugement, je parle quelquefois des sensations comme de jugements naturels, parce que cette manière de parler sert à rendre raison des choses ; comme on le peut voir ici, dans le neuvième chapitre, vers la fin, et dans plusieurs autres endroits.

V. Quoique ces jugements dont je parle nous servent à corriger nos sens en mille façons différentes, et que sans eux nous nous tromperions presque toujours, cependant ils ne laissent pas de nous être des occasions d’erreur. S’il arrive par exemple que nous voyions le haut d’un clocher derrière une grande muraille ou derrière une montagne, il nous paraîtra assez proche et assez petit. Que si après nous le voyons dans la même distance, mais avec plusieurs terres et plusieurs maisons entre nous et lui, il nous paraitra sans doute plus éloigné et plus grand ; quoique dans l’une et dans l’autre manière la projection des rayons du clocher, ou l’image du clocher qui se peint au fond de notre œil, soit toute la même. Or, l’on peut dire que nous le voyons plus grand à cause d’un jugement que nous faisons naturellement, savoir : que, puisqu’il y a tant de terres entre nous et le clocher, il faut qu’il soit plus éloigné, et par conséquent plus grand.

Que si au contraire nous ne voyons point de terres entre nos yeux et le clocher, quoique nous sachions même d’autre part qu’il y en a beaucoup et qu’il est fort éloigné, ce qui est assez remar-