Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le nerf optique. Or il est constant que, quand l’objet est à cinq cents pas ou à dix mille lieues, on le regarde avec la même disposition des yeux, sans qu’il y ait aucun changement sensible dans les muscles qui environnent l’œil, ni dans les nerfs qui répondent aux ligaments ciliaires du cristallin, ni enfin dans l’ouverture de la prunelle, et les rayons des objets se rassemblent fort exactement sur la rétine ou nerf optique. Ainsi l’âme jugerait que des objets éloignés de dix mille ou de cent mille lieues ne sont qu’à cinq ou six cents pas, si elle ne jugeait de leur éloignement que par la disposition des yeux dont je viens de parler.

Cependant il est certain que ce moyen pourrait servir à l’âme quand l’objet est proche. Si par exemple un objet n’est qu’à demi-pied de nous, nous pouvons distinguer assez bien sa distance par la disposition des muscles qui pressent nos yeux, afin de les faire un peu plus longs, et même cette disposition est pénible. Si cet objet est a deux pieds, nous le distinguons encore, parce que la disposition des muscles est quelque peu sensible, quoiqu’elle ne soit plus pénible. Mais si l’on éloigne encore l’objet de quelques pieds, cette disposition de nos muscles devient si peu sensible, qu’elle nous est tout à fait inutile pour juger de la distance de l’objet.

Voila donc déjà deux moyens dont l’âme se peut servir pour juger de la distance de l’objet qui sont fort inutiles, quand cet objet est éloigné de cinq à six cents pas, et qui même ne sont point assurés quoique l’objet soit plus proche.

Le troisième moyen consiste dans la grandeur de l’image qui se peint au fond de l’œil et qui représente les objets que nous voyons. On avoue que cette image diminue à proportion que l’objet s’éloigne, mais cette diminution est d’autant moins sensible que l’objet qui change de distance est plus éloigné. Car lorsqu’un objet est déjà dans une distance raisonnable, comme de cinq à six cents pas, plus ou moins à proportion de sa grandeur, il arrive des changements fort considérables dans son éloignement, sans qu’il arrive de changement sensible dans l’image qui le représente, comme il est facile de le démontrer. Ainsi ce troisième moyen a le même défaut que les deux autres dont nous venons de parler.

il y a de plus à remarquer que l’âme ne juge pas ces objets-là les plus éloignés, dont l’image, peinte sur la rétine, est plus petite. Quand je vois par exemple un homme et un arbre à cent pas, ou bien plusieurs étoiles dans le ciel, je ne juge pas que l’homme soit plus éloigné que l’arbre, et les petites étoiles plus éloignées que les plus grandes, quoique les images de l’homme et des petites étoiles qui sont peintes sur la rétine, soient plus petites que celles de