Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/81

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de nos sensations est l’action des objets sur les fibres extérieures de notre corps. Il est certain qu’on ne met presque jamais de différence entre la sensation de l’âme et cette action des objets, et cela n’a pas besoin de preuve. Presque tous les hommes s’imaginent que la chaleur, par exemple, que l’on sent, est dans le feu qui la cause, que la lumière est dans l’air, et que les couleurs sont sur les objets colorés. Ils ne pensent point aux mouvements des corps imperceptibles qui causent ces sentiments ou plutôt qui les accompagnent.

II. Il est vrai qu’ils ne jugent pas que la douleur soit dans l’aiguille qui les pique, de même qu’ils jugent que la chaleur est dans le feu ; mais c’est que l’aiguille et son action sont visibles, et que les petites parties du bois qui sortent du feu et leur mouvement contre nos mains ne se voient pas. Ainsi ne voyant rien qui frappe nos mains quand nous nous chauffons, et y sentant de la chaleur, nous jugeons naturellement que cette chaleur est dans le feu, faute d’y voir autre chose.

De sorte qu’il est ordinairement vrai que nous attribuons nos sensations aux objets, quand les causes de ces sensations nous sont inconnues ; et parce que la douleur et le chatouillement sont produits avec des corps sensibles, comme avec une aiguille et une plume que nous voyons et que nous touchons, nous ne jugeons pas à cause de cela qu’il y ait rien de semblable à ces sentiments dans les objets qui nous les causent.

III. Il est vrai néanmoins que nous ne laissons pas de juger que la brûlure n’est pas dans le feu, mais seulement dans la main, quoiqu’elle ait pour cause les petites parties du bois aussi bien que la chaleur, laquelle toutefois nous attribuons au feu : mais la raison de ceci est que la brûlure est une espèce de douleur ; car ayant jugé plusieurs fois que la douleur n’est pas dans le corps extérieur qui la cause, nous sommes portés à faire encore le même jugement de la brûlure.

Ce qui nous porte encore à en juger de la sorte, c’est que la douleur ou la brûlure appliquent fortement notre âme aux parties de notre corps, et cela nous détourne de penser à autre chose. Ainsi l’esprit attache la sensation de la brûlure à l’objet qui lui est le plus présent ; et parce que nous reconnaissons un peu après que la brûlure a laissé quelques marques visibles dans la partie où nous avons senti de la douleur, cela nous confirme dans le jugement que nous avons fait que la brûlure est dans la main.

Mais cela n’empêche pas qu’on ne doive recevoir cette règle générale : que nous avons coutume d’attribuer nos sensations aux