Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/97

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de jugements dans le même temps qu’elle aperçoit les objets, qu’elle ne peut presque plus s’empêcher de les faire.

Il serait nécessaire, pour expliquer à fond ce que je viens de dire, de montrer l’inutilité de ce nombre infini de petits êtres qu’on nomme des espèces et des idées, qui ne sont comme rien et qui représentent toutes choses, que nous créons et que nous détruisons quand il nous plaît, et que notre ignorance nous a fait imaginer pour rendre raison des choses que nous n’entendons point. Il faudrait faire voir la solidité du sentiment de ceux qui croient que Dieu est le vrai père de la lumière, qui éclaire seul tous les hommes, sans lequel les vérités les plus simples ne seraient point intelligibles, et le soleil, tout éclatant qu’il est, ne serait pas même visible ; car c’est ce sentiment qui m’a conduit à la découverte de cette vérité, qui paraît un paradoxe : que les idées qui nous représentent les créatures ne sont que des perfections de Dieu qui répondent à ces mêmes créatures et qui les représentent. En un mot il faudrait expliquer et prouver le sentiment que j’ai sur la nature des idées, et ensuite il serait facile de parler plus nettement des choses que je viens de dire ; mais cela nous mènerait trop loin. On n’expliquer tout ceci que dans le troisième livre ; l’ordre le demande ainsi. Il suffit présentement que j’apporte un exemple très-sensible et incontestable, où il se trouve plusieurs jugements confondus avec une même sensation.

Je crois qu’il n’y a personne au monde qui, regardant la lune, ne la voie environ à mille pas loin de soi, et qui ne la trouve plus grande lorsqu’elle se lève ou qu’elle se couche que lorsqu’elle est fort élevée sur l’horizon, et peut-être même qui ne croie voir seulement qu’elle est plus grande, sans penser qu’il se trouve aucun jugement dans sa sensation. Cependant il est indubitable que, s’il n’y avait point quelque espère de jugement renfermé dans sa sensation, il ne verrait point la lune dans la proximité où elle lui paraît ; et, outre cela, il la verrait plus petite lorsqu’elle se lève que lorsqu’elle est fort élevée sur l’horizon, puisque nous ne la voyons plus grande quand elle se lève qu’à cause que nous la jugeons plus éloignée par un jugement naturel dont j’ai parlé dans le sixième chapitre.

Mais, outre nos jugements naturels, que l’on peut regarder romme des sensations composées, il se rencontre dans presque toutes nos sensations un jugement libre ; car, non-seulement les hommes jugent par un jugement naturel que la douleur par exemple est dans leur main, ils le jugent aussi par un jugement libre ; non seulement ils l’y sentent, mais ils l’y croient ; et ils ont pris une si