Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/98

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forte habitude de former de tels jugements, qu’ils ont beaucoup de peine à s’en empêcher. Cependant ces jugements sont très-faux en eux-mêmes, quoique fort utiles à la conservation de la vie ; car nos sens ne nous instruisent que pour notre corps, et tous les jugements libres qui sont conformes aux jugements des sens sont très-éloignés de la vérité.

Mais, afin de ne laisser pas toutes ces choses sans donner quelque moyen d’en découvrir les raisons, il faut reconnaître qu’il y a de deux sortes d’êtres : des êtres que notre âme voit immédiatement, et d’autres qu’elle ne connaît que par le moyen des premiers. Par exemple, lorsque j’aperçois le soleil qui se lève, j’aperçois premièrement celui que je vois immédiatement ; et parce que je n’aperçois ce premier qu’à cause qu’il y a quelque chose hors de moi qui produit certains mouvements dans mes yeux et dans mon cerveau, je juge que ce premier soleil, qui est dans mon âme, est au dehors et qu’il existe[1]

ll peut toutefois arriver que nous voyions ce premier soleil, qui est uni intimement à notre âme, sans que l’autre soit sur l’horizon et même sans qu’il existe du tout. De même, nous pouvons voir ce premier soleil plus grand lorsque l’autre se lève que quand il est fort élevé sur l’horizon ; et, quoiqu’il soit vrai que ce premier soleil que nous voyons immédiatement soit plus grand quand l’autre se lève, il ne s’ensuit pas que cet autre que nous regardons, ou vers lequel nous tournons les yeux, soit plus grand : car ce n’est pas proprement celui qui se lève que nous voyons, ce n’est pas celui que nous regardons, puisqu’il est éloigné de plusieurs millions de lieues ; mais c’est ce premier qui est véritablement plus grand et tel que nous le voyons, parce que toutes les choses que nous voyons immédiatement sont toujours telles que nous les voyons, et nous ne nous trompons que parce que nous jugeons que ce que nous voyons immédiatement se trouve dans les objets extérieurs, qui sont cause de ce que nous voyons.

De même, quand nous voyons de la lumière en voyant ce premier soleil qui est immédiatement uni à notre esprit, nous ne nous trompons pas de croire que nous en voyons ; il n’est pas possible d’en douter. Mais notre erreur est que nous voulons, sans aucune raison et même contre toute raison, que cette lumière que nous voyons immédiatement existe dans le soleil qui est hors de nous. C’est la même chose des autrès-objets de nos sens.

III. Si l’on prend garde à ce que nous avons dit dès le commen-

  1. Pour bien comprendre ceci il faut avoir lu ce que je dirai de la nature des idées dans le liv. 3. ou les deux prem. Entr. sur la métaph.