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Page:Mallarmé - Œuvres complètes, 1951.djvu/285

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II

L’hiver, quand ma torpeur me lasse, je me plonge avec délices dans les chères pages des Fleurs du Mal. Mon Baudelaire à peine ouvert, je suis attiré dans un paysage surprenant qui vit au regard avec l’intensité de ceux que crée le profond opium. Là-haut, et à l’horizon, un ciel livide d’ennui, avec les déchirures bleues qu’a faites la Prière proscrite. Sur la route, seule végétation, souffrent de rares arbres dont l’écorce douloureuse est un enchevêtrement de nerfs dénudés : leur croissance visible est accompagnée sans fin, malgré l’étrange immobilité de l’air, d’une plainte déchirante comme celle des violons, qui, parvenue à l’extrémité des branches, frissonne en feuilles musicales. Arrivé, je vois de mornes bassins disposés comme les plates-bandes d’un éternel jardin : dans le granit noir de leurs bords, enchâssant les pierres précieuses de l’Inde, dort une eau morte et métallique, avec de lourdes fontaines en cuivre où tombe tristement un rayon bizarre et plein de la grâce des choses fanées. Nulles fleurs, à terre, alentour, — seulement, de loin en loin, quelques plumes d’aile d’âmes déchues. Le ciel, qu’éclaire enfin un second rayon, puis d’autres, perd lentement sa lividité, et verse la pâleur bleue des beaux jours d’octobre, et bientôt, l’eau, le granit ébénéen et les pierres précieuses flamboient comme aux soirs les carreaux des villes : c’e.st le., couchant. O prodige, une singulière rougeur, autour de laquelle se répand une odeur enivrante de chevelures secouées, tombe en cascade du ciel obscurci ! Est-ce une avalanche de roses mauvaises ayant le péché pour parfum ? — Est-ce du fard ? — Est-ce du sang ? — Etrange coucher de soleil ! Ou ce torrent n’est-il qu’un fleuve de larmes empourprées par le feu de bengale du saltimbanque Satan qui se meut par derrière ? Écoutez comme cela tombe avec un bruit lascif de baisers... Enfin, des ténèbres d’encre ont tout envahi où l’on n’entend voleter que le crime, le remords et la Mort. Alors je me voile la face, et des sanglots, arrachés à mon âme moins par ce cauchemar que par une amère sensation d’ejdl, traversent le noir silence. Qu’est-ce donc que la patrie ? J’ai fermé le livre et les yeux, et je cherche la patrie. Devant moi se dresse l’apparition du poète savant qui