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PAGES OUBLIÉES
POÈMES EN PROSE


L’ORPHELIN

Orphelin, déjà, enfant avec tristesse pressentant le Poète, j’errais vêtu de noir, les yeux baissés du ciel et cherchant une famille sur la terre. Une fois s’arrêtèrent sous les arbres dont le vent cassait le bois mort, près de la rivière, des baraques de foire. Devinais-je une parenté et que je serais des leurs, plus tard, mais j’aimais à vivre de la vie de ces comédiens et vers eux j’allais oublier mes hideux camarades. Par les planches m’arrivaient, brise ancienne des chœurs, des voix d’enfants maudissant un tyran, avec de grêles tirades, car Thalie habitait la tente et attendait l’heure sainte des quinquets. Je rôdais devant ces tréteaux, orgueilleux, et plus tremblant de la pensée de parler à un enfant trop jeune pour jouer parmi ses frères, mais qui s’appuyait contre des toiles écarlates de pourpoints et d’audace romantique, peintes par le maître qui, peut-être, à cet instant, croyait seul au moyen âge. L’enfant, je le vois toujours, coiffé d’un bonnet de nuit taillé comme le chaperon du Dante, mangeait, sous la forme d’une tartine de fromage blanc, les lys ravis, la neige, les plumes du cygne, les étoiles, et toutes les blancheurs sacrées des poètes : je l’eusse bien prié de m’admettre à son repas si je n’avais été si timide, mais il le partagea avec un autre qui vint brusquement, en sautant, — un petit saltimbanque de la baraque voisine dans laquelle on allait donner les tours de force, ce frivole exercice ne se refusant pas à la banalité du grand jour. Il était tout nu dans un maillot lavé, et pirouettait avec une turbulence surprenante ; ce fut lui qui m’adressa la parole : « — Où sont tes parents ? — Je n’en ai pas, lui dis-je. — Ah ! tu n’as pas de père ? moi, j’en ai un. Si tu savais comme c’est amusant, un père, ça rit toujours... même l’autre soir où l’on a mis en terre mon petit frère, il faisait des grimaces plus belles quand le maître lui lançait des claques et des coups de pied. Mon cher, dit-il, en élevant sa jambe disloquée avec une facilité glorieuse, il m’amuse bien, papa. » Puis il mordit encore dans la tartine du plus jeune enfant qui ne parlait pas. « — Et de maman, tu n’en as donc pas non plus, que tu es tout seul ? La mienne mange de la filasse et tout le monde tape des mains. Tu ne connais pas cela, toi. Voilà, des parents sont des gens drôles qui nous font rire. » Mais sa parade venait de commencer, et il partit après ces mots. Moi, je m’en allai tout seul, songeant que c’était bien triste que je n’eusse pas comme lui des parents.

Stéphane Mallarmé.