Aller au contenu

Page:Malot - En famille, 1893.djvu/101

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
95
EN FAMILLE.

pour le faire durer ; mais celui-là fut englouti avec la même avidité, et le troisième suivit le second sans qu’elle pût se retenir, malgré tout ce qu’elle se disait pour s’arrêter. Jamais elle n’avait éprouvé pareil anéantissement de volonté, pareille impulsion bestiale. Elle avait honte de ce qu’elle faisait. Elle se disait que c’était bête et misérable ; mais paroles et raisonnements restaient impuissants contre la force qui l’entraînait. Sa seule excuse, si elle en avait une, se trouvait dans la petitesse de ces morceaux qui réunis ne pesaient pas une demi-livre, quand une livre entière n’eût pas suffi à rassasier cette faim gloutonne qui ne se manifestait si intense sans doute que parce qu’elle n’avait rien mangé la veille, et que parce que les jours précédents elle n’avait pris que le bouillon que La Carpe lui donnait.

Cette explication qui était une excuse, et en réalité la meilleure de toutes, fut cause que le quatrième morceau eut le sort des trois premiers ; seulement pour celui-là elle se dit qu’elle ne pouvait pas faire autrement et que dès lors il n’y avait de sa part ni faute, ni responsabilité.

Mais ce plaidoyer perdit sa force dès qu’elle se remit en marche, et elle n’avait pas fait cinq cents mètres sur la route poudreuse, qu’elle se demandait ce que serait sa matinée du lendemain, quand l’accès de faim qui venait de la prendre se produirait de nouveau, si d’ici là le miracle auquel elle avait pensé ne se réalisait pas.

Ce qui se produisit avant la faim, ce fut la soif avec une sensation d’ardeur et d’aridité de la gorge : la matinée était brûlante et, depuis peu, soufflait un fort vent du sud qui l’inondait de sueur et la desséchait ; on respirait un air embrasé, et