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EN FAMILLE.

place de M. Vulfran, être M. Vulfran, quel bonheur ! La vérité est que la vie m’est dure, très dure, plus pénible, plus difficile que pour le plus misérable de mes ouvriers. Qu’est la fortune sans la santé qui permet d’en jouir ? le plus lourd des fardeaux. Et celui qui charge mes épaules m’écrase. Tous les matins, je me dis que sept mille ouvriers vivent par moi, vivent de moi, pour qui je dois penser, travailler et que si je leur manquais ce serait un désastre, pour tous la misère, pour un grand nombre la faim, la mort peut-être. Il faut que je marche pour eux, pour l’honneur de cette maison que j’ai créée, qui est ma joie, ma gloire, — et je suis aveugle ! »

Une pause s’établit et l’âpreté de cette plainte emplit de larmes les yeux de Perrine ; mais bientôt M. Vulfran reprit :

« Tu devais savoir par les conversations du village, et tu sais par la lettre que tu as traduite, que j’ai un fils ; mais entre ce fils et moi, il y a eu, pour toutes sortes de raisons dont je ne veux pas parler, des dissentiments graves qui nous ont séparés et qui, après son mariage conclu malgré mon opposition, ont amené une rupture complète, mais n’ont pas éteint mon affection pour lui, car je l’aime, après tant d’années d’absence, comme s’il était encore l’enfant que j’ai élevé, et quand je pense à lui, c’est-à-dire le jour et la nuit si longs pour moi, c’est le petit enfant que je vois de mes yeux sans regard. À son père, mon fils a préféré la femme qu’il aimait et qu’il avait épousée par un mariage nul. Au lieu de revenir près de moi, il a accepté de vivre près d’elle, parce que je ne pouvais ni ne devais la recevoir. J’ai espéré qu’il céderait ; il a dû croire que je céderais moi-même. Mais nous avons le même caractère : nous n’avons cédé ni l’un ni l’autre. Je n’ai