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EN FAMILLE.

une méthode rigoureuse, dont personne ne s’écartait : chacun à tour de rôle, en commençant par le plus jeune, donnait son avis et développait ses raisons ; M. Vulfran écoutait, et à la fin, faisait connaître la résolution qu’il se proposait de suivre ; — ce qui ne voulait pas dire qu’il la suivrait, car plus d’une fois, on apprenait six mois ou un an après, qu’il avait fait précisément le contraire de ce qu’il avait dit ; mais en tout cas, il se prononçait avec une netteté qui émerveillait ses employés, et toujours la discussion aboutissait.

Ce matin-là la délibération suivit sa marche ordinaire, chacun expliqua ses raisons pour vendre ou pour acheter ; mais quand vint le tour de parole de Talouel, ce ne fut pas une affirmation que celui-ci produisit, ce fut un doute :

« Je n’ai jamais été si embarrassé ; il y a de bien bonnes raisons pour, mais il y en a de bien fortes contre. »

Il était sincère, en confessant cet embarras, car c’était une règle chez lui de suivre la discussion sur la physionomie du maître, bien plus que sur les lèvres de celui qui parlait, et de se décider d’après ce que disait cette physionomie, qu’il avait appris à connaître par une longue pratique, sans s’inquiéter de ce qu’il pouvait penser lui-même : que pouvait d’ailleurs peser son opinion dans la balance où de l’autre côté ce qu’il mettait était une flatterie au patron, dont il devait toujours et en tout devancer le sentiment. Or, ce matin-là, cette physionomie n’avait absolument rien exprimé, qu’un vague exaspérant. Voulait-il acheter ? Voulait-il vendre ? À vrai dire il semblait ne pas prendre souci plus de l’un que de l’autre ; absent, envolé, perdu dans un autre monde que celui des affaires.