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une chambre, où, à peine assis, on leur offrit du vin, des biscuits et des pommes de pigeon.

Tout en mangeant, on bavardait.

— C’est cela qui est bien de n’avoir pas oublié les vieux !

— Nous n’oublions pas.

— Vous êtes à Rouen ?

— Depuis hier. Nous y dînons encore aujourd’hui et nous partons ce soir pour Paris.

— Vous avez trouvé le temps de venir jusqu’ici !

— Vous voyez.

Les jeunes souriaient ; les vieux étaient attendris.

— C’est que nous ne recevons plus personne et que nous sommes bien heureux, bien touchés qu’on s’aventure jusqu’à nous.

Pendant qu’on causait, Françoise examinait la pièce où toute l’existence de ses vieux amis s’écoulait maintenant : elle était humble, cette chambre, pauvre même, et son cœur se serra lorsqu’elle découvrit, jeté sous un pan du tapis de la table, un bonnet de linge médiocrement frais, qui avait été remplacé à la hâte sur la tête de la maîtresse de la maison par une coiffure de mousseline à ruban de velours. Elle comprit sur-le-champ à quoi s’étaient passés les instants qu’ils avaient attendus en bas : à changer de bonnet, à faire une toilette ! Et ces gens effarés par une visite imprévue avaient été autrefois brillants comme elle-même, heureux, aimés, entourés, et c’étaient les sévérités de la vie, les catastrophes, l’âge, la ruine qui les avaient relégués dans cette petite ferme, ancien bien de famille, dont la poésie romanesque était une ironie pour des yeux qui se troublaient, presque une offense avec sa rivière aux eaux de cristal qui reflétaient l’or et la pourpre du feuillage, mais aussi les pâles et douloureux visages des êtres résignés qui s’étaient réfugiés là pour mourir en paix.

Françoise voulut qu’on lui racontât cette vie monotone où la lessive, la récolte des pommes et la nourriture des truites prenaient toutes les heures ; sur la proposition qu’on lui en fit, elle monta aussi aux mansardes d’où l’on avait une vue sur la Seine.