Page:Malot - Visite aux vieux, 1888.djvu/4

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Mais avant qu’on lui permît de s’avancer vers la fenêtre, il fallut qu’elle entendît l’histoire d’un certain tiroir de commode que les Prussiens avaient pris pour faire une mangeoire aux chevaux, et que depuis remplaçait un rideau de percaline verte.

Elle écoutait, regardant avec attendrissement celle qui, autrefois heureuse, élégante, lui montrait ses misères sans qu’il y eût dans son geste, dans sa voix aucune amertume et qui, fièrement, comme bénissant les bontés de Dieu, tenait maintenant à faire admirer les beautés et le charme d’un paysage qu’on apercevait seulement en se haussant sur la pointe des pieds. Elle ne demandait ni plus de facilité pour mieux voir cet ample horizon, ni plus de bien-être pour entourer sa vieillesse.

Lorsqu’on parla du départ, de l’heure du train, il y eut une grande résolution prise.

— Nous allons les accompagner.

— C’est cela, jusqu’à la côte.

Et les deux couples, Françoise donnant le bras au vieux, la vieille au jeune homme, quittèrent l’idéale masure, non sans s’être retournés plusieurs fois sur la rivière agitée du remous vivant des jeunes truites, ramassées tout à coup en apercevant leur père nourricier et se bousculant à sa rencontre.

En passant devant la petite église, il fallut monter les marches pour aller s’extasier devant le jubé, et stationner dans le cimetière où ils montrèrent la tombe de leurs pères, celles de quelques-uns de leurs amis.

— C’est ici que nous viendrons à notre tour, dit le mari avec le mélancolique sourire de ceux qui entrevoient déjà l’autre vie.

— Nous n’y serons pas mal, répondit la femme. Venez là, près du grand if, et regardez.

C’était la vallée de la Seine qui s’étalait sous leurs yeux, un peu la vue qu’on leur avait montrée des mansardes de la maisonnette, mais qu’ici on pouvait suivre librement le regard bercé par les moelleuses sinuosités du fleuve dont la coulée blanche, entre les rives basses ou les coteaux roux, conduisaient jusqu’aux fumées de Rouen. À droite, les pentes de la forêt de la Londe et de Rouvray descendaient à des