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Page:Malot - Visite aux vieux, 1888.djvu/5

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prairies larges, étalées, d’un vert métallique, frais en ce jour d’octobre comme un champ printanier ; puis, par delà la rivière, devant les yeux, résineuse, profonde, la forêt de Roumare montait en éventail dans un mouvement régulier, lent, majestueux, pour arrondir ses cimes sur le fond d’un ciel pâli. Dans ce paysage enchanté, tout parlait de vie puissante, de richesse prodiguée, de grandeur féconde.

— Nous venons souvent ici, dit l’amie de Françoise, pas seulement pour admirer la beauté de notre pays, mais aussi pour avoir un peu part à son mouvement. Au milieu de nos morts nous rentrons dans le monde et quand nous revenons chez nous, après quelque temps de cette contemplation, il nous semble que nous avons vécu, que nous nous sommes mêlés à la manifestation humaine, à l’agitation des autres. Nous parlons affaires, voyages, industrie, plaisirs même, et beaucoup d’années nous sont enlevées. Cela nous suffit. Je ne vais plus à Rouen. Ceux que j’y ai connus à une autre époque ne sont plus, et d’ici je vois de la ville tout ce qui m’en plaît. Je sais qu’elle est là, qu’elle palpite ; les souvenirs remuent le cœur autant de loin que de près. Comme Asmodée pour Madrid, j’enlève bien des toits et il me revient bien des histoires qui me font revoir ma jeunesse, notre luxe, la maison que nous habitions, nos enfants morts. Cependant ma foi dans les vues de Dieu est telle, que je me retrouve chaque soir, paisible, sinon heureuse, sans regret, attendant l’avenir, qui pour moi est l’au-delà, sans impatience comme sans peur.

On reprit la route, et les vieux ne s’arrêtèrent pas à la côte. Pleins de résolution en ce jour exceptionnel, ils poussèrent jusqu’à la gare.

Là, on se dit adieu.

Les jeunes purent, du wagon, suivre un moment des yeux leurs amis qui s’en retournaient, un peu voûtés tous les deux, se donnant le bras à la façon étroite des isolés ; bientôt ils diminuèrent, devinrent très petits, avec leur silhouette pauvre, sous le ciel, au milieu du chemin bordé de grands arbres qui se dépouillaient.

Mme Hector Malot.