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CVI
LA FRANCE ILLUSTRÉE

siècles, imite et perfectionne bientôt les procédés qu’il semblait se laisser imposer ; il a compris que les vainqueurs ne tarderaient pas à devenir tributaires des vaincus ; et, en effet, voilà Marseille qui succède à la Sicile épuisée et qui devient à son tour le grenier de Rome. Pline constate que non seulement les produits des provinces méridionales, mais ceux aussi de la Gaule centrale, arrivaient par la Saône et le Rhône dans la cité des Phocéens pour être ensuite dirigés sur la ville éternelle, gouffre immense qui absorbait tout et ne produisait plus rien. L’élève du bétail était aussi une des gloires de l’industrie gauloise ; posséder des troupeaux dans les Gaules était un titre dont aimait à se prévaloir la vanité des riches Romains.

La richesse et la variété de ces ressources attiraient l’attention des empereurs : on aime à s’associer à ce qui prospère. Plusieurs d’entre eux attachèrent leur nom à d’utiles innovations en agriculture ; Probus surtout doit être cité pour les encouragements qu’il prodigua aux plantations de vigne. Pendant que ces importantes relations s’établissaient entre l’Italie, l’Orient et les régions méridionales de la Gaule, des rapports analogues commençaient à unir nos côtes de l’ouest aux ports correspondants de la Grande-Bretagne. Sur l’agriculture semblaient se poser les bases d’une organisation régulière ; les voies semblaient s’ouvrir à un avenir de progrès, quand les invasions des barbares remirent tout en question.


§ II. Du ve au xve siècle, on pourrait presque dire qu’il n’y a pas d’agriculture en France, et il ne pouvait point y en avoir. Deux choses, en effet, sont indispensables à la culture : la paix et l’argent. Or, à quelle époque de ces dix siècles le malheureux paysan eut-il une année de sécurité et la possession des semences d’une seconde récolte ? L’histoire connue, c’est l’histoire des villes ; mais l’histoire des campagnes reste à faire. Avec la consolidation de la domination romaine, nous venons de voir s’inaugurer une ère de paix et immédiatement le progrès se manifester ; cette période ne dura pas trois siècles. Du nord, de l’est, les barbares arrivent. Nous avons trop souvent marqué les bonds de ces avalanches pour y revenir ici. Ce qui nous va inquiéter, c’est de savoir ce qu’est devenu le paysan. Est-il broyé, brûlé, balayé avec le chaume de sa cabane, avec la gerbe encore verte de ses moissons ? Est-il mort dans le combat, enrôlé de force dans quelque légion ? Confondu avec le bétail, enchainé aux chariots des vainqueurs, suit-il les destinées de ses nouveaux maîtres ? Ce qui est certain, c’est que ses champs sont en friche, c’est que le feu a noirci la dernière poutre de son pauvre toit, c’est que le fer des armes étrangères a brisé le fer de ses instruments de labour. Pendant deux siècles, le torrent roule, la guerre dure, l’incendie brille. L’orage enfin s’apaise, les barbares ont vaincu, un nouveau régime s’établit, on partage le sol. Voici pour le roi des Francs, des Goths ou des Burgondes ; voici pour les chefs qui ont combattu sous eux, voici pour les soldats qui ont contribué à la victoire, voici pour les ministres du nouveau culte dont l’alliance leur a été si utile ; voici pour les anciens possesseurs, pour ces riches bourgeois gallo-romains dont il faut bien payer la trahison ou désarmer la résignation soumise ! Mais le paysan ? Il ne partage pas, lui ; on le partage. Il est esclave, il est serf, il est une propriété attachée à la glèbe ; pour chaque acre de terre, tant de bêtes de bétail, tant de bras de paysan. Voilà le sort fait à l’agriculteur !

Telle est cependant la passion qui attache l’homme au sol qu’il cultive, que, même esclave, le paysan eût peut-être retrouvé l’art perdu et renoué les traditions du passé, si, dans son état abject et précaire, la paix même ne lui eût pas manqué. Mais le régime féodal devait ajouter aux grandes guerres de races des siècles précédents, aux désastres des invasions les horreurs permanentes des guerres intestines. Au lieu des Huns ou des Alains, il faudra repousser sans cesse Suisses, Germains, Saxons, Normands et Anglais ; les fils des rois se révolteront contre leurs pères ou se disputeront son héritage dans des luttes sanglantes ; les hauts barons s’arracheront les provinces ; les plus minces seigneurs feront de leurs manoirs des places de guerre et de leurs domaines des champs de bataille. Le paysan n’aura pas même le pénible loisir de sa charrue, et son maître lui demandera moins la fécondité de ses champs que la stérilité des champs voisins. Tel fut pendant dix siècles le régime pour ainsi dire habituel et presque général ; nous n’avons à citer comme exception que quelques actes isolés, tentatives impuissantes, passagères, dont il faut cependant louer l’intention et consacrer le souvenir. Charlemagne, dans ses Capitulaires, pose des règles assez détaillées pour l’administration de ses domaines ruraux. Plusieurs ordonnances de ce prince et de Louis le Débon-