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bien, qu’elle prit, sans s’en apercevoir, les deux mains de Mme Gilbert dans la sienne, et les garda ainsi emprisonnées jusqu’à la fin de la visite.

Au sortir de cette entrevue, elle traversa le donjon et alla tout droit sonner à la grille de Mme de Servan.

« Chère madame, lui dit-elle avec une sorte d’humilité qui donnait à sa belle physionomie quelque chose de touchant, j’ai eu de grands torts envers vous ; ne pouvant plus les réparer, je veux du moins vous les avouer et vous en demander pardon.

— Je ne sache pas… reprit Mme de Servan avec surprise… mais veuillez prendre la peine de vous asseoir.

— J’irai droit au but, madame. Nous vivons porte à porte depuis de longues années. J’aurais dû m’apercevoir plus tôt que la société de mes enfants (je parle des deux derniers) pouvait être une distraction pour votre neveu. »

À la grande surprise de la comtesse, l’altière Mme de Servan lui répondit avec douceur : « J’aurais dû m’en apercevoir aussi, madame. Si vous êtes coupable, je le suis comme vous, je le suis même plus que vous, car c’était à moi à faire les premiers pas.

— Permettez-moi, madame, de n’être point de votre avis. Il est plus facile d’offrir un service que de le demander. J’ai été d’une indifférence coupable.

— Et moi d’un orgueil plus coupable encore. Mon langage vous étonne, ajouta-t-elle en souriant ; il m’étonne un peu moi-même. Mais, depuis quelque temps, j’ai fait bien des réflexions. Il m’a semblé que nous aurions tous gagné quelque chose à vivre moins séparés les uns des autres. Quand je dis « nous », je n’entends pas seulement parler de votre famille et de la mienne, mais de toutes celles qui nous entourent. Que savons-nous les uns des autres ? Bien ou presque rien. Chacun de nous a la prétention de se suffire à lui-même, jusqu’au moment où il s’aperçoit qu’il a fait fausse route, qu’il a besoin des autres, et que peut-être les autres ont besoin de lui.

J’ai passé, dit la comtesse par les mêmes angoisses et par les mêmes réflexions, et je suis arrivée à la même conclusion. Aussi j’ai voulu agir, et agir sans retard. Je viens de chez Mme Gilbert. »

Mme de Servan ne put retenir un geste de surprise.

« J’ai su, continua la comtesse, que Mme Gilbert a fait pour Lucien