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Page:Mandat-Grancey Chicago 1898.djvu/23

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vieux chine, avec des fourchettes en fer battu ; comme nappes, on employait des étoffes de soie brochée d’or ; et le soir, à dîner, on s’éclairait au moyen de chandelles fichées dans une bouteille vide. La civilisation de ce pays-ci a des côtés qui rappellent ce bon temps-là. Partout on sent qu’on côtoie encore l’état sauvage. On rencontrerait, au coin d’une rue, un Sioux ou un Ob-jib-be-waz, en peinture de guerre, qu’on n’en serait pas trop étonné, car devant bien des boutiques il y a des poteaux auxquels sont attachés des chevaux de race indienne, sellés, le lasso pendu au pommeau, le winchester accroché à l’arçon. Ils attendent leurs propriétaires, des ranchmen et des cow-boys, haut bottés, qui vaquent à leurs affaires, en ville, avant de retourner au Stock-yard. Les rues sont sillonnées de boggies, d’omnibus et de tramways. Sur l’une des principales lignes, les chevaux sont remplacés par un mécanisme très curieux. Entre les deux rails existe une rainure profonde de quelques centimètres, dans laquelle court, sur des galets, une corde sans fin, longue de plusieurs kilomètres, qui va s’enrouler aux deux extrémités, sur des tambours mut par la vapeur. Chaque voiture est munie d’une sorte de griffe à l’aide de laquelle son conducteur s’accroche à la corde et suit son mouvement. Quand il veut s’arrêter, il lui suffit de relever la griffe. Ce système a l’air de fonctionner fort bien. On voit à chaque instant passer des petits convois de trois ou quatre voitures, marchant d’un bon train et cependant manœuvrant très facilement soit pour prendre des voyageurs, soit pour éviter les encombrements de voitures. C’est le parfait alignement des rues qui permet l’emploi de ce moteur. Chez nous, il ne serait guère utilisable.

Les trottoirs sont pour la plupart en bois, à moitié pourris, souvent crevés, toujours d’une saleté révoltante. D’ignobles baraques en planches sont mitoyennes d’immenses maisons à sept ou huit étages à façade en pierre sculptée. Les terrains vacants, — il y en a encore beaucoup, même au centre de la ville, — sont en contre-bas de sept pieds pour les raisons que j’ai expliquées plus haut. Ils se sont remplis d’immondices de toute espèce d’où s’exhalent des odeurs abominables. Souvent on y a construit, en attendant mieux, des masures servant de cabarets pour les ouvriers et les matelots du port. Nous nous arrêtons à la porte de plusieurs, et nous y entrons sous différents prétextes pour nous rendre compte de la manière dont vit ici la classe ouvrière. Quelle différence avec ce qui se passe chez-nous !

Les prix sont affichés à la porte de chaque cabaret : A square meal for 25 cents ! A good substantial luncheon for 12 cents ! 12 et 25 sols ! qui, si l’on tient compte de la différence de l’argent, n’en valent pas plus de 8 et de 16 en France : Mais il faut voir de quoi se composent ces bons dîners carrés et ces luncheons si substantiels. Des écuelles en fer battu sont alignées sur des tables graisseuses qui