Page:Mandat-Grancey Chicago 1898.djvu/31

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 31 —

sur l’emploi de notre soirée, et, sur son avis, nous nous décidons à aller à l’Exposition internationale des chemins de fer qu’on vient d’inaugurer. Il y a là ce soir un grand concert, où nous verrons toutes les dudes et toutes les belles (élégants et élégantes) de Chicago.

Quand nous arrivons, il y a foule énorme. Toutes les nationalités qui se sont donné rendez-vous pour peupler Chicago, et qui n’ont pas encore eu le temps de se fondre ensemble, sont représentées ici. On entend tellement de langues différentes, qu’on se croirait dans une buvette de la tour de Babel. Les Yankees sont groupés debout autour du bar. Ils causent ensemble de leurs voix nasillardes, tout en avalant du whisky à pleins verres : des marins et des ranchmen canadiens, assis avec des femmes en toilettes claires, boivent lentement de grandes boléés de cidre. À entendre leur parler traînant et leurs mots de patois bas normand, on se croirait dans une auberge du Perche, un jour de marché : un peu plus loin, il y a une rangée de petits cabinets ouverts comme des alcôves. Ils sont presque tous occupés par de grands et gros hommes, solidement bâtis, l’œil bleu, la peau blanche, la barbe blonde ruisselant sur une cravate rose ou bleu clair, fumant de longues pipes de porcelaine et assis à côté de femmes en toilettes blanches, avec des chapeaux extravagants. Tous ces couples boivent à la même chope et mordent à la même saucisse en se lançant des coups d’œil tendres et languissants. Amour et charcuterie ! c’est le coin des fiancés allemands.

Par-ci par-là nous voyons aussi quelques trop rares échantillons féminins de la race américaine qu’a produite le mélange de toutes les autres. Ce sont, pour la plupart, de belles filles au regard assuré, qui se promènent en flirtant avec de grands jeunes gens de bonne mine, vêtus avec une élégance suprême. Ce sont les dudes et les belles qu’on nous a promis. Plusieurs. de ces jeunes personnes sont remarquablement jolies. Elles auraient bien besoin, par exemple, de faire un tour en Europe pour y apprendre à s’habiller. L’art délicat du juponnage semble notamment leur être tout à fait étranger. Presque toutes ont des robes blanches à transparents de mousseline et d’immenses chapeaux plats qui ne sont pas d’un très heureux effet. C’est bien dommage ; car ces jeunes femmes, grandes et minces, auxquelles leur teint pâli donne une apparence un peu frêle, constituent un type spécial et très séduisant de la beauté féminine. Leur charme un peu étrange tient, je crois, beaucoup à leur singulière structure. On ne trouverait point chez elles les formes robustes et puissantes que les sculpteurs, grecs aimaient à reproduire. Avec leurs hanches étroites et leurs lignes allongées, elles se rapprochent plutôt du type un peu androgyne qu’affectionnait M. Pradier. On peut s’en rendre compte chez nous dans les salons parisiens, où se rencontrent maintenant une foule de superbes Américaines. Plusieurs ont le type grec, mais